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« Birds » par l’Ensemble Maja à l’Athénée – Folie des mots, pouvoir des sons – Compte-rendu

 

 
Comment la musique peut-elle éclairer l’âme ? A-t-elle besoin des mots ? Peut-elle s’en passer ? L’opéra donne sa réponse : les notes éclaireront les mots (plus rarement l’inverse). György Ligeti (1923-2006) et Peter Maxwell Davies (1934-2016), réunis en un même spectacle par l’ensemble Maja, en ont une autre. La musique peut se passer des mots, elle y a même parfois tout intérêt.

Dans Aventures (1962) puis dans Nouvelles Aventures (1965), si le texte est absent, l’expression est omniprésente, articulée entre les trois voix solistes et les sept instrumentistes. Le compositeur hongrois, en 1967, voyait les choses ainsi : « Cela m’a toujours dérangé que l’on ne puisse bien comprendre l’action d’un opéra qu’en ayant lu le livret ou au moins le résumé avant la représentation. Quiconque s’abandonne aux impressions qu’il reçoit de la scène perçoit un texte déformé par le chant, dont le sens demeure confus, et voit des actions dont il ne peut saisir ni la motivation ni le rapport. C’est pourquoi je pense depuis longtemps qu’on doit composer des pièces musicales scéniques dans lesquelles il ne serait pas indispensable de comprendre le texte mot à mot pour saisir les événements qui se produisent. Un tel texte ne devrait fixer aucune relation abstraite, mais traduire directement des émotions et des comportements, de sorte que les éléments scéniques et les actions puissent être pris pour des choses sensées au lieu des extravagances abstraites du texte ».
 

© Animata Beye

Pas de mots donc, seuls des sons qui portent en eux-mêmes, avec plus ou moins d’évidence, des expressions, des émotions qui « parlent » directement, intimement à l’auditeur. Le diptyque de Ligeti peut tout à fait se satisfaire d’une exécution en concert – même s’il est bien impossible pour les interprètes de ne pas jouer de leur corps. Ligeti précisait d’ailleurs que « ce n’est pas la musique d’un opéra qui est jouée, mais un "opéra" qui se joue à l’intérieur de la musique ». Le risque, en portant l’œuvre sur scène, est alors celui de la redondance, l’explicitation/simplification de ce que la musique propose, suggère ou insinue avec toutes les nuances possibles sur l’échelle de la subtilité. Bianca Chillemi, directrice artistique de l’Ensemble Maja, réussit son pari parce qu’elle ne met pas formellement en scène. C’est bien « un opéra à l’intérieur de la musique » qu’elle propose, c’est une interprétation musicale et visuelle de la partition – musique et « livret » indissociablement combinés.

Du piano (et clavecin) côté cour aux cordes (violoncelle et contrebasse) et flûte côté jardin, l’ensemble instrumental forme un théâtre pour les chanteurs/personnages : Pierre Barret-Mémy (baryton), Anne-Laure Hulin (soprano) et Romie Estèves (mezzo), tous parfaits, précis dans leur chant comme dans leur présence physique. C’est un théâtre sonore aux décors mouvants : les musiciens sont aussi décor autant que personnages – en particulier le cor (Mathilde Fèvre) et le percussionniste (Valentin Dubois). Bianca Chillemi utilise l’espace pour créer d’emblée une atmosphère (un terme cher à Ligeti, au pluriel titre d’une œuvre magistrale pour orchestre de 1961), que n’aurait pas reniée Tim Burton (musiciens portant brandebourgs et comme sortis de Beetlejuice). Ce dispositif se prêtera à toutes les situations et aux caractères expressifs précisément ordonnés par le compositeur : l’ironie, la tristesse, l’humour, l’érotisme, la peur… Tous s’entrecroisent et Bianca Chillemi capte bien, dans sa direction (depuis le piano) comme dans la scénographie qu’elle a conçue avec Cécilia Galli, ces modifications (tiens, encore un titre d’œuvre de Ligeti !) de couleur (les timbres de l’ensemble comme les lumières de Daniel Lévy). Elle maintient constamment l’équilibre entre l’identification des actions et le mystère qui les entoure, et construit un imaginaire captivant. Cela s’entend supérieurement – nous ne sommes plus ici à un paradoxe près – dans les moments de silence, où tous se figent ou se meuvent au ralenti : la décomposition des mouvements prolonge alors très intelligemment la décomposition phonétique opérée par Ligeti.
 

© Animata Beye

Entrent quelques musiciens (clarinette, violon), exit la contrebasse, exit le cor. Nous sommes désormais auprès du roi fou des Eight Songs for a Mad King (1969) de Peter Maxwell Davies. Cette fois, les mots sont là, mais faut-il croire les mots d’un fou ? La musique traverse les huit scènes (les huit chants) comme de biais. Les musiques de danse, les musiques de cour percutent la trame du récit : elles sont, un peu comme les phonèmes de Ligeti, l’expression des émotions du protagoniste. La musique dit la schizophrénie par la polyphonie et la polyrythmie – la maîtrise de l’ensemble Maja est totale. Elle transperce les paroles du roi, dont on ne saurait dire s’il s’agit de chant, de déclamation ou de désarticulation des mots. Vincent Bouchot porte le rôle avec une énergie et une impulsivité foudroyantes, soutenant les distorsions de la voix des tréfonds au suraigu dans un même mouvement. On l’avait vu traverser la scène lors d’un épisode silencieux des Aventures de Ligeti, comme on traverse un cauchemar ; le revoici sur scène tournant autour d’un unique élément scénique, qui tient de la couronne (trop grande, écrasante) et de la cage. C’est un subtil décalage : dans l’intention du compositeur, ce sont les musiciens qui sont encagés, tels les oiseaux du roi George III.

La couronne-cage a aussi l’allure des araignées-mères de Louise Bourgeois. Œuvre pathétique mais surtout empathique, où au-delà d’accès d’une violence théâtrale et musicale inouïe (au septième chant, le roi arrache l’instrument des mains de la violoniste et le fracasse au sol), elle se met en quête d’un impossible repos, Eight Songs for a Mad King est ici rendue dans une interprétation saisissante et comme préparée par le catalogue d’émotions des Aventures et Nouvelles Aventures.
Lauréat l’an dernier du « Tremplin Jean-Claude Malgoire » de l’Atelier lyrique de Tourcoing, l’Ensemble Maja a présenté Birds à Valenciennes et Tourcoing avant les trois dates parisiennes à l’Athénée. On espère désormais de nombreuses reprises de ce spectacle qui ressuscite l’esprit même du théâtre musical, tel que l’avaient pensé deux grands créateurs du XXe siècle.

Jean-Guillaume Lebrun 

 

 
Birds -  Paris, Athénée-Théâtre Louis-Jouvet, 8 février 2024
 
Photo © Animata Beye

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