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Les Archives du Siècle Romantique (81) - Paul Dukas : « Adieu à Gabriel Fauré » (La Revue musicale, 1er décembre 1924)

 
Centenaire de sa disparition oblige, Gabriel Fauré occupe une place de choix dans la saison 2023-2024 du Palazzetto Bru Zane. S’il se range parmi les plus importants créateurs de son temps, l’auteur des Barcarolles fut aussi un éminent pédagogue qui, devenu professeur de composition au Conservatoire de Paris après avoir repris la classe de Jules Massenet en 1896, exerça son influence sur de nombreux jeunes musiciens durant la décennie qui le vit à ce poste, ce avant de devenir directeur – à poigne ! (1) – de l’établissement en 1905.
 

Florent Schmitt, Charles Koechlin, Georges Enesco, Nadia Boulanger, Jean-Roger-Ducasse et Maurice Ravel sont passés par la classe de Fauré et c’est entouré de ses disciples que le PBZ a décidé de présenter le maître. Sous le thème « Fauré et ses élèves », le Festival vénitien de printemps du Centre de musique romantique française offre, du 23 mars au 23 mai, une série de concerts qui permettront de retrouver le Quatuor Strada (Quatuors de Fauré et de Roger-Ducasse, 23/03), puis Cyrille Dubois et Tristan Raës – fusionnel duo chant-piano à l'origine d'une magistrale intégrale des mélodies de Fauré – 3 CD Aparté – que l’on entendra (24/03) dans des pages de celui-ci, mêlées à des réalisations de Godard, Saint-Saëns, Dubois, Chausson, Duparc, Boulanger, Schmitt et Ravel. Mais on savourera aussi (13/04) des pages pour piano et cordes d’Enesco et Fauré, confiées à Frank Braley et aux archets de Hawijch Elders, Natanael Ferreira, Aleksey Shadrin, ou encore – puisque cet instrument fut très prisé des compositeurs français de l’époque – des œuvres pour flûte et piano de Fauré, Enesco, Eugène Cools et Koechlin par Alexis Kossenko et Vassilis Varvaresos (19/05).
La musique instrumentale sera toujours de mise le 7 mai avec le Duo Domo (1er Prix du Concours de Musique de Chambre de Lyon 2022) dans des ouvrages pour violoncelle et piano de Fauré, Boulanger, Roger-Ducasse et Koechlin.) Le 16 mai, des chanteurs issus de l’Académie de l’Opéra de Paris se consacreront à des mélodies de Fauré et de ses élèves (reprise du programme le 23/05 à Paris, Amphi. Bastille), avant que des chambristes issus de l’Accademia Teatro alla Scala ne clôturent le festival dans des trios à cordes de Fauré et Léon Boëllmann (23/05)
 

Ariane Matiakh © Mathias Benguigui - PascoandCo
 
À ce bel événement vénitien, il convient d’ajouter, pour ce qui est de la proche actualité, le programme Fauré - Franck qu’Ariane Matiakh dirige les 28 et 29 mars à Toulouse, avec l’Orchestre national du Capitole, le chœur Orfeón Donostiarra et les voix de Florie Valiquette, François Rougier et Jean-Sébastien Bou. On y entendra des mélodies orchestrées et quelques pages symphoniques de Fauré, accompagnées des Sept Paroles du Christ en Croix de Franck, un oratorio méconnu daté de 1859.
 

Fauré dans son cabinet au Conservatoire de Paris - Musica fév. 1909 (p.28) © Bibliothèque du Conservatoire de Genève 

Une belle actualité à laquelle les Archives du Siècle Romantique ne ne pouvaient qu’apporter une réponse fauréenne. Avec « Adieu à Gabriel Fauré ", on découvre ci-dessous l’hommage plein de sensibilité que Paul Dukas rendit à son ami et aîné de vingt ans, disparu le 4 novembre 1924, dans la Revue musicale du 1er décembre.

Un compositeur dont « la musique semblait parfois l’harmonieuse transfiguration du charme exquis de sa personne » ...
 
Alain Cochard
 

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Paul Dukas (1865-1935) © Palazzetto Bru Zane / fonds Leduc

 
Paul Dukas : « Adieu à Gabriel Fauré »
La Revue musicale, 1er décembre 1924 (p. 7-9)

 
Sa tendre amitié m’était un tel bienfait que rompre le silence me semble presque en profaner la délicatesse. Mais la perte même d’une pareille affection ne me dégage pas de mes devoirs envers une grande mémoire qui, par l’art, appartient à tous. Et je ne veux pas me dérober à la prière qui m’est faite d’adresser ici à Gabriel Fauré un suprême hommage…
Que ce tombeau glorieux, à peine refermé sur l’ami le plus cher, reçoive donc l’offrande de notre infinie reconnaissance à nous, musiciens, pour tant de merveilleux présents faits à la musique et pour leur action bienfaisante sur elle, pour le haut exemple, aussi, d’une activité créatrice dont l’ardeur triomphait de l’âge et de la maladie et que la mort seule put éteindre !
Nous pensions qu’elle dût être une fois de plus vaincue, après tant d’assauts repoussés, depuis tant d’années déjà. Notre grand ami lui opposait une si calme résignation, un détachement d’une si vaillante sérénité, il l’avait si miraculeusement désarmée, à plusieurs reprises, que nous comptions sur le miracle encore… Il s’est produit… mais seulement dans le répit que, cette fois, le destin accordait au génie pour l’achèvement d’une nouvelle œuvre – d’une dernière œuvre. Délai suprême… Nous voilà séparés de lui, désolés et désemparés comme par une trahison et ne pouvant croire encore que tant de séduction, de charme et de bonté aient enfin dû céder à la nature.
 

Fauré à 18 ans -  Musica 1909 © Bibliothèque du Conservatoire de Genève

On n’attend pas que je parle en détail aujourd’hui de la musique admirable qu’il nous laisse. Tout ce que j’en puis dire en ce moment c’est que les enthousiasmes qu’elle a soulevés me semblent devoir demeurer en deçà de l’importance que l’avenir lui attribuera, car la voici prête à servir en tous temps de refuge aux sensibilités lassées de quelque outrance que ce soit et enclines à s’en détourner pour revenir aux vérités musicales profondes. Entre l’impressionnisme d’hier et le dynamisme d’aujourd’hui plusieurs y ont trouvé déjà une halte propice à de nouveaux points de départ. D’autres viendront s’y orienter vers la Beauté de demain. Tous y apprendront que la personnalité la plus rare peut s’accommoder des formes et du langage traditionnels et opérer sans violence leur transmutation en nouveautés hardies ; que les plus grandes habiletés techniques sont de peu de prix sans la poésie. Enfin que dans toute belle œuvre, c’est l’homme qu’elle exprime qui compte tout d’abord.
 

Fauré en 1889 © PBZ / fonds Leduc

En ceci quel exemple plus lumineux à suivre ?
Ceux qui ont eu le bonheur de vivre dans l’intimité de Gabriel Fauré savent combien fidèlement son art reflétait son être. Au point que sa musique leur semblait parfois l’harmonieuse transfiguration du charme exquis de sa personne. D’autres s’efforcent et se travaillent pour s’élever au-dessus d’eux-mêmes ou, s’ils collaborent avec quelque poète, pour le surpasser. Fauré ramène sans contrainte à son harmonie intérieure, avec une grâce unique, toute impression du dehors. Poèmes, paysages, sensations jaillies de l’éclair du moment ou du flot fuyant des souvenirs de quelque source qu’elle se répande, sa musique avant tout le traduit lui-même selon les modes divers de la plus admirable sensibilité.

 

Fauré brodant sa partition ... © PBZ / fonds Leduc

Aussi, lui vivant, jouissions-nous, par ce profond accord, de la magie d’une double présence qui nous le livrait tout en sa musique, comme elle toute en lui… Mais voici le charme brisé dont nous ne voulions pas penser qu’il dût jamais se rompre. Et, pour la première fois, il nous semble que s’élève de son œuvre un son déchirant et que se mêle un accent d’amertume aux enchantements de ses perspectives sereines, désertes tout à coup… Il nous a quittés. Nous n’entendons plus, à travers les clartés élyséennes de sa mélodie, que l’adieu de sa voix caressante ; les feux changeants de son harmonie ne nous renvoient plus que le reflet de son dernier regard… Nous sommes plus seuls, dans plus d’ombre.

… Après Debussy, Gabriel Fauré. En peu d’années notre muse a vu s’effeuiller ses plus belles couronnes. Mais, même voilée, elle reste la gardienne de l’avenir ouvert. Tandis que nous, que chaque blessure de notre cœur incline chaque jour davantage vers le passé, comment ne sentirions-nous pas avant tout ce que de telles pertes ont d’irrémédiable ? Et le vide affreux qu’elles laissent en nous ? Et « quelle chose horrible c’est de sentir s’écouler tout ce qu’on possède » ! (2)
 
Paul Dukas
 

(1) Fauré devait demeurer directeur du Conservatoire jusqu’en 1920. Dès son arrivée, il entreprit un énergique travail de réorganisation qui se traduisit par le décret du 8 octobre 1905 – ce qui ne manqua pas de faire grincer des dents chez les tenants de la routine ... C’est sous le mandat de Fauré que le Conservatoire de Paris, en 1911, déménagea de la rue Bergère pour s’installer rue de Madrid, où il devait demeurer jusqu’en 1990.   

 (2) citation de Blaise Pascal

 
Cycle « Fauré et ses élèves » : bru-zane.com/fr/ciclo/ciclo-il-filo-di-faure/#
 
Fauré et Franck à l’Orchestre national du Capitole de Toulouse (28 & 29 mars 2024) :
onct.toulouse.fr/agenda/grand-concert-symphonique/resurrection-dun-chef-doeuvre/
 
Illustration ©  PBZ / fonds Leduc

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