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Anna Karenina de John Neumeier par le Ballet de Hambourg (création) - Bouleversant jeu de mort - Compte rendu

La Dame aux Camélias, Sylvia, Duse, Tatiana récemment, John Neumeier a beaucoup aimé portraiturer de grandes héroïnes romantiques. Il leur a offert des chefs-d’œuvre, où leur féminité meurtrie trouvait la plus subtile des évocations, des défenses. Et voici que la plus tragique vient d’éclore dans sa rencontre avec Anna, la Karenine de Tolstoï, créée à la demande de la divine Svetlana Zakharova, star absolue du Bolchoï, et qui rêvait de l’incarner. Un pas de plus, donc, dans le monde russe, qu’il avait quitté depuis peu avec Tatiana, l’amoureuse d’Onéguine.
 
On quitte à peine les bouleaux qui entourent la datcha que fréquente Onéguine, ils roulent sur la scène alors que les durs dessins froids et graphiques, violemment colorés à la Miró, et conçus pour une Anna Karenina  moderne et dépouillée, leur succèdent sur le plateau. Car ces quinze jours des Ballett-Tage annuels où neuf ballets se succèdent sans relâche à l’Opéra de Hambourg pour culminer sur le traditionnel Nijinski gala, où défilent de nobles invités étrangers, sont un tour de force et un moment d’intense émotion et fatigue pour Neumeier-Dionysos et son thyrse !
Cette nouvelle venue, Anna, est une longue, féroce et sublime descente aux enfers de la solitude, tandis que le public retient littéralement son souffle en recevant le choc d’un dramatisme forcené, qui bouleverse et ensorcelle par la beauté de sa chorégraphie. Il s’agit d’une pièce dansée où tout s’enchaîne avec une évidence psychologique que l’on suit en admirant l’acuité dans le rendu des sentiments que Neumeier sait appliquer aux gestes. C’est son secret, on le sait, et bien plus que dans les sujets abstraits, ses pointes fouillent les âmes. Oubliée la vieille pantomime codée et sa psychologie linéaire. Dans de splendides portés, peut-être les plus beaux, les plus tourmentés de sa longue carrière, dans les regards, les frottements, les flottements, les corps enfin soudés, la danse dissèque l’intime, au scalpel, et cloue les personnages au pilori de la passion avec des envolées, des chocs extrêmes.
© Kiran West

Quant au contexte spécifiquement russe de l’histoire, il l’a volontairement élagué sans le supprimer totalement, pour en faire ressortir la portée contemporaine, et universelle. En jouant sur plusieurs tableaux, d’esthétique très différentes, et opposant l’épouse délaissée, juste faire vouloir de quelque Trump-Karenine, ivre de pouvoir, à le femme torride qui perd tout contrôle face à son amant Vronski – et rarement pas de deux auront atteint une telle force érotique tout en demeurant d’une plasticité incomparable. Par opposition, la société impitoyablement glaciale et arrogante de Moscou et de Saint-Pétersbourg – superbes dames altières qui rappellent beaucoup celles du bal où Sylvia, autrefois, reçut le choc de la sensualité victorieuse.
 
Enfin, bouffée d’oxygène, des moments champêtres où le charmant couple Kitty-Levin se grise de son retour à la terre, en des scènes où Neumeier n’a pas craint d’installer un tracteur sur le plateau  et de brosser un tableau digne de l’angélus de Millet. Le public a montré par son enthousiasme son adhésion à ces séquences rafraîchissantes, d’autant que le chorégraphe n’a pas craint de les faire porter par une musique inattendue dans ce dur contexte, celle du gréco-britannique Cat Stevens, plus communément appelé Yusuf Islam depuis 1977. Pour le reste de la trame musicale, nous voici enfin débarrassés de la musique de Lera Auersbach, qui gâchait le beau Tatiana, et partagés entre Tchaïkovski et Schnittke, dont la subtilité destructrice à partir de partitions existantes traduit bien le chaos d’un âme en train de se briser. Simon Hewett, chef habitué des ballets de Neumeier, a montré ces contrastes avec force et clarté.

© Kiran West
 
Dans le rôle d’Anna, dévorée jusqu’au néant, l’une des grandes personnalités de la troupe, la Lettone Anna Laudere : elle y est exceptionnelle. Des jambes effilées qui se déploient comme des cris, des bras où tout parle, des cambrés vertigineux qui la tordent comme une flamme, un corps efflanqué, qui la fait d’abord regarder comme un mannequin superbement élégant dans son rôle de femme du monde, puis comme une liane dans les duos où la passion la broie, enfin comme un squelette vidé jusqu’à sa mort voulue.
Vronski, objet de désir, est, lui, capté comme un oiseau fou, que sa jeunesse oppose à la maturité blessée d’Anna. Il est incarné avec une fougue et une intelligence d’autant plus prenantes que le bel et athlétique Edvin Revazov montre ici plus d’intensité dramatique et de finesse qu’il n’en est coutumier. Neumeier a su faire sortir de lui l’étincelle, et la tendresse émanant de ce grand corps et de ce visage encore enfantin, est très prenante. En regard, un régal, le brillant Aleix Martínez, qui campe un Levin ébouriffant de vitalité.
Autour d’eux, une compagnie revivifiée, dont tous les participants manifestent un engagement dont se loue John Neumeier, qui voit en eux ses rêves réalisés, après une période de flottement. Leur foi en leur guide est contagieuse et montre qu’à Hambourg, l’émotion chorégraphique ne connaît pas de répit. D’autant que l’œuvre du maître a enfin pris le chemin des grandes scènes mondiales, alors qu’elle ne se diffusait jusqu’à ces dernières années que très peu, et par le seul biais des tournées – l’Opéra de Paris excepté, où on espère qu’il sera à nouveau programmé. A preuve, tandis que le Japon, la Chine, l’Autriche et l’Afrique du Sud, sans parler du Bolchoï, se disputent ces chefs-d'oeuvre, les parisiens pourront découvrir le Nijinski auquel il attache tant de prix, par le biais du Ballet National du Canada en octobre, car la troupe l’a à son répertoire depuis plusieurs années. Avant de reprendre Anna Karenina, qui leur est également destiné, tandis qu’au Bolchoï, la belle Zakharova l’attend !
John Neumeier © Ballet de Hambourg

Maître du ballet narratif, Neumeier a beaucoup plongé dans l’univers musical des plus grands, et Mahler, Bach, on le sait, lui ont permis ses plus étonnantes réalisations. Il y manquait un grand, « et c’est étrange, je ne sais pas pourquoi, car je l’aime beaucoup », dit le chorégraphe lancé dans une nouvelle aventure qui va beaucoup le tourmenter et l’inspirer : c’est Beethoven, dont on célébrera les 250 ans de la naissance en 2020. Flou artistique pour le moment, mais une chose est sûre, assure Neumeier, c’est que Les Créatures de Prométhée feront partie du projet. Choc exaltant entre le musicien-titan et John Neumeier, le dernier des géants de la danse.
 
Jacqueline Thuilleux

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Anna Karenina (chor. John Neumeir / mus. Tchaïkovski, Schnittke & Yusuf Islam) - Hambourg, Opéra, 4 juillet : Hamburger Ballett-Tage jusqu’au 16 juillet 2017/ www.hamburgballett.de
Nijinski par le Ballet National du Canada, les 3, 4, 6, 7 & 8 octobre, Paris, TCE/ www.theatrechampselysees.fr
 
Photo © Kiran West
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