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"Ballets Russes" par l’Orchestre de Paris à la Philharmonie de Paris – Haro sur les détournements – Compte-rendu

 

Quand la musique est bonne, comme cela arrive souvent aux représentations d’opéra affligées de mises en scène horribles ou stupides, on peut toujours fermer les yeux. Jeter un regard sur un décor ou des costumes inappropriés, oublier et se concentrer sur le son. Mais là, mission impossible, car, pour ce programme Ballets Russes consacré aux grandes créations scéniques inspirées par Stravinski, une pulsion étrange a poussé le Festival d’Aix-en-Provence 2023 et la Philharmonie de Paris à unir leurs efforts pour lui injecter le virus des incuries artistiques contemporaines, en l’habillant de projections envahissantes, qui ne reflètent que des instincts de mode et de mort.
 
Un retard imprévu ayant privé ce compte rendu de l’Oiseau de Feu, orné par la très médiatisée Rebecca Zlotowski, qui ouvrait la séance, et chroniqué ici même par Michel Egéa lors de la projection à Aix-en-Provence, l’an dernier, sont restés Petrouchka et Le Sacre du printemps : vaste programme, que de grands artistes ont déjà hissé sur la scène depuis la grande époque des Ballets Russes de Diaghilev. Mais là, tandis que Klaus Mäkelä (photo) et l’Orchestre de Paris faisaient des merveilles sur le plateau – on y reviendra –, que voyait-on, et que tentait-on de ne pas voir ?
 
Pour Petrouchka, signé du cinéaste Bertrand Mandico, un mélange glauque, cafardant, nauséeux, de silhouettes de poupées anorexiques, fantômes hagards de maison de couture, quasi droguées et malmenées par une sorte de femme vopo sortie d’un journal de mode, bâton en main. Petrouchka est l’une d’elle, mais le méchant Maure qui maltraite la poupée dans l’histoire initiale, a disparu (on aurait pu parler de racisme !). En revanche, on a la joie de voir des fliquettes casquées mais jambes nues et comme sorties d’un sexshop, lui taper dessus avec leurs battes. La bande de Gaza n’était pas encore à l’honneur, puisque le film a été fait avant les divers massacres proche orientaux, sinon, on aurait pu y avoir droit. Le tout sur fond de ratatouille d’images variées, où pointe une touche façon Chirico, un soupçon de Dali, et surtout une navrante incurie culturelle, le rappel du conte russe ayant totalement disparu de ce tas de miettes vaguement surréalistes. Pauvre Stravinski, qui n’avait pas besoin de tant de modernité, lui qui l’était plus que tout autre.
 

Klaus Mäkelä © Mathias Benguigui - Pasco and Co

 
Même barbouillage pour le Sacre du printemps, sur lequel plane le regard de quelque matriarche menaçante, sans doute africaine, face au sacrifice qui se prépare. On a droit à une accumulation de flashes juxtaposant glaciers en déroute (réchauffement climatique évidemment), hystérie tribale (passe encore) et surtout à un jeune sans abri perdu sur une autoroute, enveloppé de sacs poubelles, qui se plaque sur la figure un masque de carnaval, le tout baignant dans une sauce transsexuelle, pour ne rien manquer des poncifs incontournables du moment. Aux commandes de ce grisant hymne à une nature violente mais germinante, madame Evangelia Kranioti.
 
Tout cela jetant un trouble sur l’attention que l’on aurait pu porter à la fantastique interprétation de Klaus Mäkelä, lui véritable sorcier, qui a jeté un sort à l’Orchestre de Paris, dont la montée en puissance s’affirme à chaque concert. Petrouchka brisé, cinglant, jouissif dans ses coups acides de vents provocateurs, Sacre du printemps prodigieusement battu, extrêmement rapide mais d’une portée et d’une précision rythmique affolantes. Et pourtant, malgré cette perfection pour servir une écriture d’une extrême complexité, l’œil était vampirisé par une laide et inutile canonnade d’effets visuels, tentant d’étourdir plutôt que de se référer à une quelconque rigueur de récit. Qu’allait faire Stravinski dans cette galère ? Heureusement, il a la peau dure, et il s’en remettra, comme Petrouchka voletant au dessus des toits après qu’on a tenté de le détruire. Quant aux trois cinéastes concernés, abondamment primés un peu partout, ils ont dû se perdre dans cet univers puissant, qui va au-delà de leurs obsessions et de leurs chimères.  
 
Jacqueline Thuilleux

 

Paris, Philharmonie, 28 février 2024
 
Photo © Mathias Benguigui - Pasco and Co

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