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Bartók à foison par l’Orchestre de Paris et l’Orchestre Philharmonique de Radio France – Duel explosif – Compte-rendu

 
 
Amusante coïncidence que cette double interprétation du Mandarin merveilleux de Bartók par l’Orchestre de Paris et le Philharmonique de Radio France, avec de surcroît deux chefs de culture et de styles très dissemblables : le premier, grand parmi les maîtres du moment, le Finlandais Esa-Pekka Salonen, résolument tourné vers les horizons contemporains, le second le Colombien Andrés Orozco-Estrada, dans le plein essor d’une carrière flatteuse et qui levait sa baguette pour la première fois sur la formation parisienne.
 

Andrés Orozco-Estrada © Daniela Steinbacher

La musique rutilante, agressive, stressante et si accrocheuse de Bartók en est sortie comme éclairée parce duel explosif. Certes, les deux versions proposées n’étaient pas identiques, la première, choisie par Salonen, s’en tenant à la Suite de concert, la seconde , dirigée par Orozco-Estrada reprenant, la plus fréquemment donnée, celle que Bartók finalisa pour la scène, puisqu’il s’agissait d’un ballet. Au bout du compte, deux œuvres différentes de par la sensibilité du chef, et la couleur des orchestres : sous la pulsion de Salonen, c’est une admirable tapisserie sonore, ciselée au poignard, qui fait entendre des cliquetis bouléziens et de façon presque chirurgicale, exalte la formidable dynamique de l’écriture de Bartók. On a pu y admirer la qualité instrumentale de l’Orchestre de Paris, décidément en pleine avancée.
 
Le lendemain, sous la pulsion de Orozco-Estrada, on retrouvait la sensualité abrupte, la brûlure dont le sujet sordide est pétri, avec un Philharmonique ardent et large, plus dans l’expressivité dramatique que dans l’alchimie des sons. Ce qui convient évidemment davantage pour la scène, où d’innombrables versions du Mandarin virent le jour depuis sa création à Cologne dans la chorégraphie de Hans Strohbach en 1926. Sans oublier la version faire par Béjart pour le Béjart Ballet Lausanne en 1992. Cruauté d’acier pour la première exécution, expressionnisme ravageur pour la seconde. Passant sous ces ponts divers, le fleuve Bartók n’en a coulé qu’avec plus de force de séduction.
 

Esa-Pekka Salonen © Minna Hatinen – Finnish National Opera and Ballet
 
Pour le reste, Salonen, après avoir ouvert sur une très académique Pavane pour une infante défunte, de Ravel, a conclu par une autre tempête orchestrale, la Symphonie Fantastique de Berlioz. Et ce fut étrange, car il ne faut pas chercher chez ce chef analytique l’âme déchirée du romantique Berlioz, mais un emportement diabolique, avec des instants d’angoisse très oppressants. Si le premier mouvement peina à dire son message, Rêveries et Passions, le bal fut ensorcelant, comme un tourbillon de spectres, et la scène aux champs fascinante par la finesse avec laquelle les instruments se détachaient. Ensuite ce fut le furieux vacarme berliozien, qui met si bien en valeur les percussions et enflamme les tympans !
 
De son côté, le chef colombien mena un étrange programme, car ouvert sur le double Concerto pour violon et violoncelle de Brahms, joué avec une complicité jubilatoire par Hilary Hahn et Sol Gabetta (photo) : heureuse surprise car leurs styles et leurs sonorités semblent si peu assorties, Hahn avec son fin violon et sa retenue, Gabetta  tempétueuse et charismatique, malgré des sonorités souvent un peu acides. Mais le son Brahms, si particulier, n’était guère présent dans l’accompagnement orchestral, trop contenu.

Puis vint Bartók, évoqué plus haut. Et soudain, on s’est demandé si l’écriture du Hongrois ne nous avait pas échappé par son romantisme douloureux et majestueux, inhabituel chez lui, tant la mélodie se mettait à se déployer en une magnifique respiration ? En fait, le Chant du destin op. 54, chef-d’œuvre brahmsien de 1871, doucement lancé par le Chœur de Radio France, fut quasiment enchaîné au Mandarin merveilleux, sans coupure aucune. D’abord saisi, on s’est donc laissé emporter par cette sublime méditation en admirant combien, après l’avoir manqué en ouverture, le chef, enfin, trouvait la voix du maître allemand. Soirées musicalement sous tension, décidément, qui ont apporté bonheurs, surprises et parfois déceptions.
 
Jacqueline Thuilleux
 

Paris, Philharmonie, 21 avril 2022 / Auditorium de Radio France, le 22 avril 2022

Photo (Hilary Hahn & Sol Gabetta) © DR

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