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​Chostakovitch inédit en création mondiale au Studio de la Philharmonie de Paris – Au cœur d’une inspiration – Compte-rendu

 
Dimitri Chostakovitch n’a pas fini de nous surprendre : par la volonté d’Irina A. Chostakovitch, veuve du compositeur, des œuvres ou des versions demeurées jusqu’ici inédites sont aujourd’hui révélées au public. Tel a été le cas il y peu au Studio de la Philharmonie lors d’un concert bâti autour de la transcription par l’auteur de sa 14Symphonie, que l’on découvrait là en création mondiale. Le maître d’œuvre de ce projet se nomme Nicolas Stavy (photo), pianiste découvreur et aventureux qui, s’il excelle dans le grand répertoire, sait aussi s’aventurer sur des chemins moins courus. L’aventure autour de la 14e Symphonie trouvera sa concrétisation discographique en tout début d’année prochaine avec la sortie chez BIS d’un album d’inédits (« Shostakovich / Works unveiled ») (1). En prélude à cette parution, le programme donné à la Philharmonie présentait une large partie de celui du disque à venir, avec les mêmes interprètes, à une exception près.
 
Bach, Beethoven et Mahler occupaient des places de choix au panthéon de Chostakovitch. Avant de nous plonger dans l’arrangement de la 14e Symphonie, le concert fait place à ces trois auteurs avec d’abord la transcription à quatre mains par G. Kurtág du « Gottes Zeit ist allerbeste Zeit » de la Cantate BWV 106 de Bach, que Nicolas Stavy et Cédric Tiberghien restituent avec un lyrisme apaisé – traduction de l’attitude du compositeur face à la mort, toute différente de celle du Russe dans sa Symphonie op. 135 ... Suivent deux des Bagatelles op. 126 (les nos 1 et 4) de Beethoven ; Tiberghien y montre tout son sens des caractères. Il n’est pas moins affirmé sous les doigts de Nicolas Stavy pour la création française des Quatre Pièces de jeunesse inédites (1919) de Chostakovitch : Marche funèbre à la mémoire des victimes de la révolution, Toska, Dans la forêt, Bagatelle. Des pages nées de la plume d’un artiste encore élève du Conservatoire de Petrograd où se lisent des influences (Chopin dans la première, Rachmaninov dans la troisième) ? Sans doute, mais ce sont d’abord les prémices de l’art d’un génie en devenir que l’on goûte dans une interprétation vivante, très attentive aux saveurs harmoniques – et d’une virtuosité sans faille dans la redoutable Bagatelle !
 

de g. à dr : Ekaterina Bakanova, Sulkhan Jaiani, Florent Jodelet, Nicolas Stavy, Cédric Tiberghien © Concertclassic 

On situe dans le cours des années 1920 l’arrangement à quatre mains que Chostakovitch laisse d’une partie de l’Adagio de la 10Symphonie de Mahler. Musique d’un compositeur hanté par la mort que Nicolas Stavy et Cédric Tiberghien placent juste avant la Symphonie n° 14, tel un émouvant portique à une transcription pour piano, célesta, percussions, et les indispensables soprano et basse évidemment.
Expérience singulière que celle proposée par Nicolas Stavy et ses partenaires : la soprano Ekaterina Bakanova, Sulkhan Jaiani (superbe basse, qui remplace le non moins excellent Alexandros Stavrakakis, présent sur le disque à paraître) et Florent Jodelet aux percussions. Conçue avec un grand soin par le compositeur, sa proposition ne rime jamais avec appauvrissement. La réduction du matériau instrumental n’engendre aucune sensation de perte ; la force et la noirceur terribles du propos demeurent, intactes ! Concentration, sens des timbres (avec de très opportunes interventions du célesta) : la transcription de Chostakovitch n’est en rien une réduction, mais bien une recréation qui entraîne l’auditeur dans les recoins les plus secrets de l’Opus 135.
Le formidable coup de poing émotionnel qui en résulte doit évidemment beaucoup à l’intelligence et à la préparation des interprètes (à commencer par Nicolas Stavy, partagé entre partie de piano très exigeante et le célesta) : loin de chercher à compenser l’absence de l’orchestre, ils comprennent et servent de bout en bout les intentions d'un compositeur dont la démarche n'a rien à voir avec un simple arrangement pour petit ensemble. 
 
Alain Cochard
 

(1) Outre la Symphonie n°14, le 4 Pièces pour piano et le fragment de la 10e Symphonie de Mahler, on découvrira aussi un début de Sonate pour violon et piano (de 1945), laissée inachevée par Chostakovitch, par Sueye Park et Nicolas Stavy. (1 CD BIS 2550, parution janvier 2023)

 
Paris, Philharmonie (Studio), 7 novembre 2022
 
Photo © Jean-Baptiste Millot

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