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Compte-rendu : De la sacqueboute au ciné-concert - 14ème Festival Toulouse les Orgues

Si la 14ème édition de Toulouse les Orgues n'a duré « que » du 10 au 18 octobre, le rythme des concerts pour le festivalier n'a rien perdu de son intensité, de sa diversité et de sa qualité, à Toulouse comme en région – dans le Comminges (de Saint-Bertrand à Saint-Lizier et Saint-Gaudens) et le Frontonnais (de Verdun-sur-Garonne à Moissac) pour 2009 –, ainsi que l'intense week-end de clôture a permis de le vérifier, avec cette année une présence marquée de France Musique.

Après un « concert du midi » de l'organiste suisse Benjamin Righetti à l'orgue Ahrend de l'église-musée des Augustins (Sweelinck et Bull), hommage fut rendu le jeudi soir à Heinrich Schütz lors d'un concert captivant, à la cathédrale, de l'Ensemble Les Sacqueboutiers dirigé par leur fondateur Jean-Pierre Canihac : programme mi-vénitien mi-germanique, avec d'un côté les fameuses Symphoniae sacrae du Sagittaire, de l'autre Les sept paroles du Christ en croix. Cornets, sacqueboutes, clavecin/orgue, théorbe/chitarrone mais aussi violoncelle, plus mordant pour le continuo, en lieu et place d'un violone, apportèrent un soutien somptueusement sonore aux quatre solistes vocaux : tout d'abord Renaud Delaigue, dont la voix de basse aux attaques saisissantes magnifia d'emblée la ligne vocale selon Schütz (impressionnants Attendite, popule meus et Fili mi, Absalon), bientôt rejoint par le ténor Bruno Boterf, merveilleux narrateur, notamment, des Sept paroles, l'alto Marc Pontus, d'une véhémence expressive compensant une projection plus mesurée que celles de ses collègues, enfin la vive et spirituelle Anne Magouët, d'une présence, d'un impact et d'une aisance tout simplement ébouriffants : lyrique et éloquent Meine Seele erhebet den Herren ou Magnificat allemand. La Ville rose à mi-chemin entre Dresde et Saint-Marc – comme déjà, lors d'autres éditions de TLO, avec de mémorables Monteverdi et Gabrieli.

Le Festival a également vocation à faire découvrir de jeunes interprètes. Ce fut le cas le vendredi matin à Saint-Sernin avec trois improvisations de Juan de la Rubia Romero, né à Valence en 1982, au grand-orgue Cavaillé-Coll : dans l'esprit de Bach (choral-partita), à la manière (ainsi présentée) de Mahler – mais les affinités, dans ce que l'on entendit, évoquaient davantage Widor puis Franck, avec un rien de Liszt, que la manière caustique et tendue d'un Mahler –, pour finir dans un esprit (plus que sagement) « contemporain ». Si la solidité et la culture du métier sont déjà magnifiquement affirmées, convention et réserve semblent néanmoins empêcher une réelle mise à profit de cette liberté que l'on serait en droit d'attendre de l'idée même d'improvisation.

La fin d'après-midi fut consacrée, au Gesu devenu le siège de TLO, à l'enregistrement en public (nombreux !) de l'émission de Benjamin François Organo pleno (diffusée le mardi 20 octobre mais que l'on peut réécouter durant un mois – et beaucoup plus si l'on prend soin de sauvegarder, dans les trente jours impartis, un fichier d'archive de type ram qui, d'un simple clic, renvoie au site de France Musique bien au-delà du délai annoncé !) : ce fut l'occasion d'entendre sur le vif le beau Cavaillé-Coll (1864) de cet édifice néogothique à l'étonnante décoration. Jan Willem Jansen et Michel Bouvard, fondateurs du Festival, en étaient les invités, ainsi que Jean-Baptiste Dupont, titulaire de Moissac depuis 1998 et suppléant à Saint-Sernin depuis 2004, lequel, en juillet dernier, a remporté le très convoité 1er prix du Concours international d'improvisation de St Albans (Angleterre).

Ce même vendredi en soirée, en partenariat avec la Cinémathèque de Toulouse et dans la nef de Saint-Sernin, cadre vertigineux digne des Alpes suisses pour une telle projection, c'est à lui que revint la tâche si délicate d'accompagner au grand-orgue le film muet de Jacques Feyder Visages d'enfants (1923-1925), en « noir et blanc teinté », longtemps réputé perdu, reconstitué et restauré à Amsterdam. Deux heures d'une musique extrêmement mouvante pour un film bouleversant qui traite (déjà) du problème des familles recomposées dans un village du Haut-Valais : J.-B. Dupont opta pour un commentaire librement agencé, tenant à distance le détail de l'intrigue, pour éviter tout morcellement excessif, et privilégiant l'atmosphère générale. Un authentique tour de force (ne serait-ce que tenir sans fléchir !), sans la moindre faute de goût et surtout sans chercher à inverser les priorités – le film d'abord, d'une poignante humanité, que vint puissamment sous-tendre la musique improvisée. De la part d'un musicien encore jeune : du grand art.

Le samedi matin aux Chartreux, le concert de 11 heures fut en quelque sorte la révélation que l'on espérait. Sur l'orgue Delaunay/Micot (1683/1783) dignement restauré par Grenzing, et dont elle est titulaire, Yasuko Uyama-Bouvard, professeur de clavecin, de basse continue et de pianoforte au Conservatoire de Toulouse, fit d'abord entendre quelques délicieuses pièces pour Flötenuhr (« horloge à flûte » avec mécanisme d'orgue) de Haydn – quelle faconde et quelle poésie, ne serait-ce que dans la manière de faire parler le chœur d'anches ! – avant de rejoindre son propre pianoforte Clark (2006) d'après Walter (vers 1790) : deux grandes Sonates de Haydn (Hob. XVI 48 & 49, 1789-1790) puis un Divertimento (Hob.XVII 6, 1793). Pur moment de grâce, d'élégance autant que de puissance, de maîtrise de l'instrument comme de l'expression, la musicienne, beaucoup trop rarement entendue en soliste (il est vrai qu'elle est aussi une formidable continuiste – ainsi lors du concert Schütz – et accompagnatrice), ayant su d'emblée créer un climat d'émotion d'une rare qualité, se glissant avec un art rayonnant de maturité dans cette musique qui semble inlassablement interroger, chercher et trouver. Un projet discographique Haydn au pianoforte pourrait devenir d'actualité ? On restera donc aux aguets.

La journée de samedi se poursuivit avec un spectacle musical jeune public au Gesu, Benjamin Righetti accompagnant la comédienne Colette Migné : M. Ré-Dièse et Mlle Mi-Bémol, d'après le conte (1893) de Jules Verne, puis un détour par Cintegabelle : Concerts d'arrangement(s)…, avec Jan Willem Jansen aux claviers de l'insigne Moucherel de 1741 et, disciple de Sigiswald Kuijken, François Fernandez au violon baroque, dont la mère, Arlette Heudron-Fernandez, fut une grande organiste. Étrange concert, musicalement d'une remarquable tenue mais qui ne permit d'entendre ce fleuron de la facture classique française que dans le répertoire allemand (Bach) et comme accompagnateur – par définition esthétiquement peu typé – du violon (Leclair, Mondonville). Certes, les habitués des concerts de Cintegabelle ne manquent pas d'occasions, tout au long de la saison, d'entendre la palette exceptionnelle de cet instrument réputé, pleins jeux et anches en particulier, mais l'auditeur de passage, ce 17 octobre, est resté sur sa faim côté meslanges français. Le riche programme permit néanmoins d'entendre des œuvres de choix, dont un passionnant parallèle : Sonate pour violon seul BWV 1001 de Bach, puis Prélude et Fugue en ré mineur pour orgue BWV 539, dont la fugue magistrale est une transcription de celle de la Sonate.

Retour à Toulouse pour le concert du soir, en l'église de la Daurade. Yves Rechsteiner (photo), qui en avait présenté le programme lors de l'émission Organo pleno de la veille, joua au grand-orgue Poirier-Lieberknecht (1864, d'esprit encore romantique plus que symphonique) le B.A.C.H. et les Variations sur Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen de Liszt ainsi que le Prélude et Fugue op.37 n°1 de Mendelssohn, accompagnant dans l'intervalle, à l'orgue de chœur si raffiné de Puget (1881), le Chœur du Capitole de Toulouse dirigé par Alfonso Caiani : Hör' mein Bitten de Mendelssohn, Crucifixus de la Messe en si de Bach (sur lequel reposent en partie les Variations de Liszt), Psaume 150 de Franck.

Préparé de main de maître, le Chœur fut splendide, bien que quelque peu brouillé par une acoustique encombrante, cependant que Rechsteiner, musicien et virtuose en diable (tempos un rien excessifs dans le B.A.C.H. et Mendelssohn ! mais noble Weinen, Klagen), semble avoir eu la surprise d'un grand-orgue pris d'un soudain accès de faiblesse : relevé en 1889 et 1897 par Eugène et Jean-Baptiste Puget avec correction de certains défauts d'alimentation, l'instrument, sur avis du technicien-conseil, est revenu lors de la dernière restauration (magnifiquement menée par les facteurs Boisseau & Cattiaux, 1992) à l'état antérieur – d'où, suppose-t-on, réintroduction des faiblesses initiales… Le manque ne se fit pas sentir au niveau de la puissance, bien réelle, mais de la justesse et de la qualité des timbres (Prélude de Mendelssohn défiguré par des mixtures pour le moins dérangeantes !). Aléas d'une machine-orgue à la fois monumentale et fragile…

TLO s'est refermé le dimanche 18 octobre, après la messe du Festival à Saint-Sernin (Carillon de Westminster de Vierne joué en sortie avec infiniment de panache par Michel Bouvard, titulaire de l'insigne Cavaillé-Coll) et le traditionnel concert-aubade (Ensemble de clarinettes de Toulouse), par un récital Bach aux Augustins de Bernard Foccroulle – concert que le tout nouveau professeur d'orgue du Conservatoire de Bruxelles devait redonner le 20 octobre à Paris dans le cadre de la double intégrale initiée par le Théâtre des Champs-Élysées et programmée conjointement à Toulouse et dans la capitale durant la saison 2009-2010. De Lüneburg à Leipzig offrit dans l'équilibre chorals (jusqu'à l'époque de Weimar) et œuvres libres : Prélude et Fugue en ut BWV 545, Toccata « dorienne » et Fugue BWV 538, Concerto en ré mineur d'après Vivaldi, puis pour Leipzig la 5ème Sonate en trio et le grand diptyque en si mineur BWV 544. Programme considérable et musicalement exigeant, restitué par un Foccroulle auxquels certains reprochent un manque de fantaisie – entendez d'apport personnel au-delà du texte. Le fait est que jamais Foccroulle ne fait dire à Bach ce que lui-même ne proclame pas, se « contentant » de jouer avec un naturel aussi réellement spontané que nécessairement élaboré, sur des tempos toujours de type giusto : ce qu'il faut, parfaitement évalué, pensé et ressenti, dans un esprit et un style faisant la part belle à la poésie et à la vie. Un Bach qu'on pourrait difficilement ne pas aimer, libre et profondément animé, articulé et chantant, sobre toujours et pourtant d'une richesse d'atours pleine d'inventivité.

Michel Roubinet

Week-end de clôture (15-18 octobre 2009) du Festival international Toulouse les Orgues

Sites Internet

Festival international Toulouse les Orgues
http://www.toulouse-les-orgues.org/

Concert Schütz du 15 octobre, diffusé sur France Musique le 2 novembre de 16 h à 17 h 45
http://sites.radiofrance.fr/francemusique/em/concert-apresmidi/emission....

Juan de la Rubia Romero
http://www.juandelarubia.org/index.php?op=&cat=8

Organo pleno (France Musique) du 20 octobre consacré à TLO
http://sites.radiofrance.fr/francemusique/em/organo-pleno/emission.php?e...

Jean-Baptiste Dupont
http://dupontjb.free.fr/BioFrench.htm
À propos de Visages d'enfants de Jacques Feyder :
http://www.arte.tv/fr/cinema-fiction/berlinale/1095674.html

Sur le site de l'Orchestre Baroque Les Passions / Jean-Marc Andrieu :
Yasuko Uyama-Bouvard
http://www.les-passions.fr/orchestre-baroque/musiciens-orchestre.php?sru...
Jan Willem Jansen
http://www.les-passions.fr/orchestre-baroque/solistes-invites.php?srub=J...

Orgue Moucherel et association de Cintegabelle
http://www.toulouse-les-orgues.org/web/5-patrimoine.php?patrimoineFiche=130 http://orguecintegabelle.free.fr/

Yves Rechsteiner
http://yves-rechsteiner.com/

Chœur du Capitole & Alfonso Caiani
http://www.theatre-du-capitole.fr/1/le-theatre/le-choeur-du-capitole/art...

Théâtre des Champs-Élysées, Paris : Bach « Hors les murs »
http://www.theatrechampselysees.fr/saison-liste.php?t=8

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Photo : DR
 

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