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Coup de Cœur Carrefour de Lodéon/ Concertclassic - Une interview de François-Frédéric Guy

Flatteuse association : il suffit de prononcer le nom de François-Frédéric Guy pour que sans tarder vienne celui de Beethoven. « Il est mon alpha et mon oméga », dit le pianiste d’un compositeur qu’il fréquente depuis ses débuts. Les discophiles de souviennent d’un enregistrement de la Sonate « Hammerklavier » (sorti en 1998), qui avait beaucoup fait pour la réputation du jeune interprète. Depuis, François-Frédéric Guy n’a cessé de revenir à Beethoven. A la fin des années 2000, il a signé une belle intégrale des Concertos avec l’Orchestre Philharmonique de Radio-France dirigé par Philippe Jordan(1). Au même moment, à la demande de Marc Monnet (directeur Printemps des Arts de Monte-Carlo), il s’est lancé dans l’aventure des 32 Sonates. Exaltante entreprise qui se concrétise aujourd’hui par la sortie d’un coffret de 9 CD chez Zig Zag Territoires (2). A cette occasion le pianiste, 45 ans tout juste, se produit le 28 janvier au Théâtre des Champs-Elysées dans un programme où la « Clair de lune » et la « Pastorale » précèdent l’immense Opus 106, sa partition fétiche.

Comment avez-vous accueilli la proposition de Marc Monnet lorsqu’il vous a invité à jouer l’intégrale des 32 Sonates dans le cadre du Printemps des Arts de Monte-Carlo ?

François-Frédéric GUY : J’avoue que j’étais un peu incrédule, d’autant que ce n’était pas pour jouer l’intégrale sur une saison mais sur… dix jours ! Neuf concerts, onze heures de musique ! Il y avait près de la moitié des sonates que je n’avais jamais jouées. C’était un défi personnel ; je m’étais toujours dit que jouerais toutes les sonates en public avant mes 40 ans, et c’est ce qui s’est passé. J’ai imaginé ce que constituerait pour le public le crescendo des 32 Sonates sur la durée d’un festival ; c’était quelque chose de très stimulant. En 2008 j’ai tout de suite eu deux intégrales, celle du Printemps des Arts donc et, sur le même format à quelques détails de planning près, celle de la Cité de la musique. Concomitamment j’étais plongé dans les Concertos ; je venais de les enregistrer avec Philippe Jordan et nous les avons donnés à Pleyel en 2009-2010.

Comment s’est déroulé l’enregistrement des 32 Sonates ?

F.-F. G. : Il s’est mis en place grâce à Michèle Paradon, directrice de l’Arsenal de Metz où j’ai été en résidence. Je venais de jouer les Sonates en concert et l’idée de les enregistrer était très présente. Mais je ne voulais pas réaliser un nième coffret Beeethoven. Afin de m’exprimer de façon plus personnelle j’ai pensé qu’une intégrale en public pourrait mieux capter l’émotion des mouvements lents – dans lesquels, en studio, on reste parfois en retrait ; je l’ai remarqué même chez les plus grands pianistes. Si j’en juge par les critiques et les retours que j’ai pu avoir, je pense être parvenu à un résultat personnel, avec ses grands moments, ses moments plus neutres parfois aussi, mais dans des conditions qui m’ont permis de m’exprimer pleinement. L’intégrale a été enregistrée en neuf concerts entre 2009 et 2012 ; elle a d’abord été publiée en trois coffrets séparés et le coffret intégral vient de sortir.

Avant de parler du défi musical et physique que constitue l’intégrale des Sonates en concert, je reviens à sa préparation, aux opus que vous n’aviez pas encore à votre répertoire et qu’il a fallu monter. Comment s’est déroulé ce travail ?

F.-F. G. : Au tout début des années 2000, sur l’impulsion de René Martin, j’avais participé à une intégrale des Sonates, partagée entre cinq ou six pianistes. Nous nous sommes beaucoup écoutés les uns les autres, je connaissais évidemment les Sonates mais, là, je les ai vues de l’intérieur. Nous avons donné une quinzaine d’intégrales en tout ; ça a été un moment de musique très fort. A la suite de cette expérience a germé en moi l’idée d’apprendre et de donner la totalité des 32 Sonates – un univers dont je me sens tellement proche. Il s’agissait toutefois de relever un défi colossal, d’autant que certaines sonates ne figuraient pas encore à mon répertoire. C’était par exemple le cas de l’ « Appassionata » - qui est depuis devenue l’un des mes « tubes » - ; ça peut paraître énorme mais ce sont les hasard du parcours, du travail, je m’étais concentré sur d’autres choses et je n’avais pas encore travaillé certains opus emblématiques.

Cela-dit vous aviez tout de même commencé votre carrière discographique avec la redoutable « Hammerklavier » …

F.-F.G. : C’est vrai et je pense qu’il est plus facile d’apprendre l’ « Appassionata » un peu sur le tard que la « Hammerklavier ». J’ai d’ailleurs enregistré trois fois l'Opus 106, en 1997 dans la collection « Nouveaux Interprètes » d’Harmonia Mundi, en 2006 chez Naïve avec la « Pathétique » et enfin dans le cadre de mon intégrale – en public donc et avec une “ adrénaline “ particulière.

La préparation de l’intégrale vous a amené à travailler des sonates que l’on qualifie parfois de « petites » : avez-vous découvert un bijou insoupçonné parmi celles-ci ?

F.-F. G. : Et comment ! Et ce n’est pas arrivé que pour une ou deux sonates, mais pour une dizaine d’opus moins fréquentés dont j’ai pu mesurer l’incroyable richesse. La 22ème Sonate op. 54 par exemple, qui précède l’«Appassionata » ; une œuvre visionnaire en deux mouvements, avec un début comportant des ruptures quasi pré-mahlériennes et sa seconde partie, sorte de toccata hallucinée. C’est un exemple de ces œuvres-laboratoires, qui mènent à des réalisations telles que l’ « Appassionata ». S’agissant de ces opus sous-estimés, il faut aussi citer la 11ème Sonate op. 22 et celle qui la suit, l’Opus 26 «Marcia funebre », plus connue mais finalement pas tant jouée que ça. Et puis il y a aussi des sonates dont j’avais un peu peur car je craignais de ne pas en trouver le caractère, comme la 16ème op. 31 n° 1, qui précède « La Tempête ». Je me suis finalement régalé de son humour, même dans le mouvement lent où Beethoven caricature Rossini avec des vocalises de plus en plus énormes – tout cela sur un tempo noté Adagio grazioso ! Voilà un exemple d’œuvre que j’abordais avec un peu de crainte, mais finalement chaque sonate aide l’autre. Préparer la totalité des Sonates c’est un peu comme entreprendre un jeu de piste dans un corpus extraordinaire, unique ; on l’a dit mille fois mais c’est la vérité. C’est une autobiographie à livre ouvert, une progression incessante ; il n’y pas de pause, pas de « petite » sonate.

Dans quel état d’esprit étiez-vous au départ de votre premier « marathon » beethovénien au Printemps des Arts de Monte-Carlo en 2008, comment l’avez-vous vécu ?

F.-F. G. : Ça a été un moment d’émotion très intense. Je parlerais plutôt de traversée que de marathon, je compare souvent l’intégrale Beethoven au Vendée Globe ; on emmène les gens sur un bateau et on leur fait faire le tour du monde… de Beethoven ! Pour être absolument franc, je n’étais pas sûr d’y arriver, il y avait toutes ces sonates nouvelles ... C’était une traversée à haut risque, mais le challenge me galvanisait. Et personne ne m’avait forcé ; je l’avais voulu. J’avais fourni un tel travail. J’avais fait des retraites dans endroits isolés, sur la côte sauvage de l’Irlande pendant plusieurs semaines, ou encore dans une maison prêtée par un très bon ami où se trouvait sur les rayonnages de la discothèque l’intégrale Beethoven d’Annie Fischer – une interprétation extraordinaire. J’en écoutais un peu de temps en temps, je travaillais onze ou douze heures par jour dans une solitude d’ermite.
Si je puis ajouter quelque chose de plus personnel, c’était aussi un moment difficile pour moi car mon père était en train de mourir d’un cancer. L’intégrale que j’ai donnée à la Cité de la musique, en octobre 2008, aura été un peu mon cadeau d’adieu. Il est venu à chacun des concerts et, le lendemain du dernier, il est entré à l’hôpital… pour ne plus en sortir. J’éprouvais à la fois une grande tristesse et une forme de sérénité car il m’avait accompagné dans toute ma vie de musicien, avait vu ma progression ; cette intégrale constituait une forme d’achievement comme disent les Anglais.

Vous en êtes aujourd’hui à votre septième intégrale en concert, la huitième se profile l’an prochain en Italie. En quoi ces confrontations régulières depuis six ans avec le massif des Sonates vous ont-elles le plus fait évoluer ?

F.-F. G. : L’intégrale a été de plus en plus maîtrisée, notamment ces sonates que j’avais travaillées spécialement sont devenues beaucoup plus familières. J’ai pris de la distance. Les deux premières fois, je me suis plongé dans les 32 Sonates comme s’il s’agissait de s’attaquer à l’Océan Pacifique à la rame, en ne sachant pas si l’on va arriver. Maintenant la préparation est beaucoup plus courte. L’été passé, pour le Festival Berlioz, elle a été de dix jours, ce qui est très court. Je domine beaucoup mieux le corpus qu’avant, je me laisse moins déborder par certains événements. Je prévois à l’avance ; je suis un peu comme un marathonien qui sait qu’au 15ème kilomètre les crampes arrivent, donc attention ! C’est exactement ça et, du coup, il y a un plus grand plaisir pour moi et un meilleur résultat pour le public car je saute d’une sonate à l’autre comme si j’avais affaire à une vaste sonate en 32 mouvements. Ça donne confiance en soi et se répercute sur tout le reste de mon répertoire. Le « Beethoven Project », comme on l’a parfois appelé, ce sont les Concertos, les Sonates, mais aussi toute la musique de chambre avec piano. Tout est intimement lié ; quand je dis que je saute d’une sonate, je saute d’une forme à l’autre aussi. Tout est démultiplié, au début chaque sonate aide l’autre, ensuite les Sonates aident la musique de chambre car l’on se rend compte que tout a été composé en même temps ; c’est une expérience fascinante.

En quoi avez-vous le sentiment d’avoir évolué dans votre rapport à l’instrument ?

F.-F. G. : Je ne suis peut-être pas le mieux placé pour le dire. En tout cas, c’est une telle somme de musique et une telle recherche dans le style que, forcément, je trouve mon propre style dans Beethoven. La période classique se termine, on pressent le romantisme. Au départ j’avais un jeu plus global, maintenait il se fait plus précis en fonctions des événements de ces œuvres. Les 32 Sonates font changer l’histoire de la musique ; le clavier devient plus grand au fur et à mesure, les contrastes dynamiques s’accentuent, l’utilisation de la pédale est de plus en plus extraordinaire (cf. les grandes pédales dans la « Waldstein » qui donnent des couleurs impressionnistes). Que peut-on rêver de mieux comme répertoire pour étoffer son jeu, sa gamme de couleurs ?  Je le répète souvent : Beethoven se sont tous les sentiments humains résumés. Ça peut sembler banal de le dire, mais c’est la vérité et c’est pour cela que sa musique nous parle.

Parallèlement à Beethoven, vous avez continué à jouer d’autres auteurs: la fréquentation de Beethoven vous a-t-elle fait changer de point de vue sur des ouvrages d’autres musiciens ?

F.-F G. : Ce n’est pas tout à fait le cas pour le moment, mais je sais que mon approche de Mozart sera différente. Avant j’avais un peu peur de jouer ce compositeur, de ne pas trouver le toucher idéal, etc. Je joue déjà du Mozart, mais c’est un auteur que j’aimerais approfondir à l’avenir et je pressens que, venant de Beethoven, je serai un peu moins inhibé. Trouver l’adéquation entre soi et Mozart n’est pas chose facile.

Revenons à Beethoven, cette fois aux concertos, qui vous ont donné l’occasion d’être à la fois pianiste et chef à trois reprises, à Liège, Lille et, il y a peu, Avignon. Vous n’aviez jamais touché à la direction d’orchestre auparavant ?

F.-F. G. : Jamais. Cette première a eu lieu il y a trois ans à Liège. J’en avais depuis longtemps envie. Je suis un passionné d’orchestre et d’opéra ; ça remonte à loin, au Conservatoire de Paris, quand Christian Ivaldi me faisait découvrir les opéras de Wagner et de Strauss. Je me suis ensuite plongé dans les symphonies de Mahler, etc. Mais j’ai décidé de faire du piano et, dans les années 1990, je me suis concentré sur mon instrument, la direction d’orchestre est restée à l’état de projet. Je me suis dit : si j’ai une opportunité pourquoi ne pas diriger du piano un répertoire qui me tient particulièrement à cœur et que je pense maîtriser ? Le Concertos de Beethoven se sont présentés assez naturellement ; l’Orchestre de Liège m’a fait confiance. J’avais une légitimité de pianiste qui m’a aidé - les orchestres au départ sont méfiants. J’avais joué le 2ème Concerto de Brahms avec eux quelques mois auparavant dans d’excellentes conditions. Quand je suis arrivé à Liège pour faire les Beethoven, ils se sont rendu compte que je ne me prenais pas pour Karajan ou je ne sais qui, mais que j’avais envie de faire de la « super-musique de chambre ». Car c’est de cela dont il s’agit ; jouer avec un pianiste-chef donne une responsabilité accrue aux musiciens. Ils se sentent en danger, mais en même temps ils aiment ça car ils y retrouvent leur âme de musicien de chambre. A Lille, Jean-Claude Casadesus m’a fait l’honneur de me prêter son orchestre l’an dernier pour les Concertos nos 1 et 2 et j’ai interprété les nos 3, 4 et 5 sous sa direction.

Vous avez en revanche joué et dirigé les cinq opus avec l’Orchestre régional Avignon Provence en décembre dernier. Comment s’est déroulée cette expérience toute récente ?

F.F. G. : Les cinq Concertos en deux concerts (2/3/4 & 1/5) : c’était une grosse prise de risques ! Quant je suis arrivé à la première répétition, je pense qu’il y avait un petit doute. J’ai joué avec cet orchestre dans le passé, mais je le connais moins que d’autres et les musiciens n’avaient jamais fait l’expérience du pianiste-chef. En quelque heures, j’ai vu les regards changer, et nous avons je crois fait du bon travail ensemble.

La musique de chambre avec piano fait aussi partie de votre « Beethoven Project » …

F.-F. G. : J’ai réuni autour de moi deux très bons amis, Xavier Phillips et Tedi Papavrami, violoniste fabuleux avec lequel je joue depuis quatre ou cinq ans, pour ce 3ème acte du « Beethoven Project » : les Trios avec piano, les Sonates pour violon et piano et celles pour violoncelle et piano. Nous avons donné notre première intégrale l’an dernier, dans le cadre du Printemps des Arts de Monte-Carlo, ce qui ne vous surprendra pas. Marc Monnet était à la recherche d’un projet fou pour faire suite à l’intégrale des 32 Sonates. Une expérience passionnante car il y a là beaucoup d’œuvres que l’on joue moins – les premiers trios par exemple, qui sont superbes. Comme pour les 32 Sonates, la musique de chambre avec piano tient en neuf concerts, nous avons à chaque fois mélangé les œuvres afin de ne pas paraître didactique. Une intégrale de la musique de chambre est en cours à l’Arsenal de Metz (en mars je jouerai les Sonates pour violon avec Tedi Papavrami) et nous la donnerons au prochain Festival Berlioz de la Côte-Saint-André, qui a programmé la totalité du « Beethoven Project » sur trois ans. Les Concertos suivront en 2015.

Le concert du 28 janvier constitue votre premier récital au Théâtre des Champs-Elysées. « Clair de lune », « Pastorale » et votre chère « Hammerklavier » : le tiercé du cœur ?

F.-F. G. : Je me suis déjà produit dans beaucoup de grandes salles en Europe, mais ce sera en effet la première fois que je donnerai un récital à Paris dans une salle majeure, ce qui me procure un grand bonheur. J’ai beaucoup joué ce programme ces dernières années et il a toujours été bien accueilli. C’est n’est pas un programme facile car la « Pastorale » est une sonate délicate à manier. Elle fait partie des œuvres que j’ai apprivoisées tardivement, mais elle compte désormais parmi les plus chères à mon cœur. Je l’ai déjà jouée plus d’une cinquantaine de fois en concert. Quant à la « Hammerklavier », c’est par elle que tout a commencé et je pense qu’elle m’accompagnera jusqu’au jour où je ne pourrai plus jouer. C’est un peu comme un drogue ; une sonate inépuisable, tellement extrême dans tous ses paramètres que l’on y trouve à chaque fois du nouveau. Ce sera, si je compte bien, la 89ème fois que je la jouerai en public.
 
Alain Cochard
Propos recueillis par Alain Cochard, le 15 janvier 2014
(1) 3 CD Naïve 
(2) 9 CD Zig Zag Territoires / Collection Printemps des Arts de Monte-Carlo ZZT 333, dist. Outhere
 
 
François-Frédéric Guy, piano
Œuvres de Beethoven
28 janvier – 20h
Théâtre des Champs-Elysées
Plus d'info sur François-Frédéric Guy
Site de François-Frédéric Guy : www.ffguy.net

Vidéo de François-Frédéric Guy : www.concertclassic.com/video/integrale-beethoven-par-francois-frederic-guy

François-Frédéric Guy est l'invité de Frédéric Lodéon dans son émission "Carrefour de Lodéon", le 22 mardi janvier à 16h.

Photo © DR

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