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De Mozart à Korngold - Une interview de Stéphane Degout

Depuis ses débuts à Aix-en-Provence dans un intrépide Papageno imaginé par Stéphane Braunschweig, Stéphane Degout a su s’imposer parmi les meilleurs barytons de sa génération. Si Mozart sied toujours à son timbre clair, Monteverdi et Rameau conviennent à sa voix souple et déliée, qui aime également s’aventurer sur les terres de Rossini ou d’Offenbach et se prêter sans modération à la mélodie. Après Ariadne auf Naxos, il retrouve l’Opéra de Paris avec Die tote Stadt de Korngold, à l’Opéra Bastille du 3 au 27 octobre.

2009 est d’ores et déjà une très grande année pour vous, Stéphane Degout. Pelléas à Vienne, Thésée à Toulouse, vos débuts à Orange avec Silvio et votre participation à l’entrée au répertoire de l’Opéra de Paris de Die tote Stadt, jouée la première fois en France en 2001, au Châtelet, dans une mise en scène d’Inga Levant avec Angela Denoke et Torsten Kerl. Comment avez-vous vécu ces moments ; comment avez-vous fait pour les affronter et supporter la pression qu’ils engendrent ?

Stéphane Degout : Oui c'est vrai, j’ai été très gâté ces derniers temps, même si ces engagements m’ont conduit à faire le grand écart. Passer de la tessiture de Pelléas à celle de Thésée n’a pas été simple. A Vienne, le diapason était à 446 tandis qu’à Toulouse Emmanuelle Haïm l'a descendu à 400, soit presque une quinte à franchir pour retrouver le confort. Mais heureusement tout s'est bien passé et j'étais très content de le faire dans ce sens plutôt que dans l'autre. J’ai vécu très sereinement mon invitation à Orange avec Silvio dans I Pagliacci de Leoncavallo, comme s’il s’agissait d’un galop d’essai. Raymond Duffaut me voulait depuis plusieurs années aux Chorégies, mais nous ne trouvions rien qui me corresponde.

Un jour il m'a proposé Silvio, qui ne fait pas partie de mon répertoire, j'ai réfléchi et me suis dit qu'en 2009 je serai assez vieux pour l'aborder ; le rôle est court et me permet une incursion dans le vérisme, sans doute la seule. J'étais rassuré d'avoir pour partenaires Roberto Alagna, même si nous ne chantons pas ensemble et Inva Mula, parce que l'équilibre de nos voix est bon et qu’à ses côtés je ne risquais pas d’être en danger. De plus, je n'avais que de bons échos d'Orange qui possède une acoustique magnifique.

Quelle préparation particulière vous a demandé le double rôle de Frank et de Fritz dans cette œuvre méconnue de Korngold et plus généralement comment avez-vous appréhendé cette partition qui correspond à votre troisième incursion dans l’opéra allemand après Papageno et Harlekin?

S. D. : Un travail sur la langue un peu plus attentif et poussé, car je connais bien l'allemand par le lied que j’interprète en récital, mais il m’est moins naturel que l'italien. Autrement, j'ai travaillé la partition comme j'en ai l'habitude, pris le temps d’écouter auparavant plusieurs enregistrements, dont l'intégrale dirigée par Erich Leinsdorf avec René Kollo et Carol Neblett, puis me suis mis à l’étude, traduction en main. J'ai également lu le roman de Georges Rodenbach, « Bruges la morte », sans savoir qu'il avait écrit la pièce « Le mirage », à partir de celui-ci, pensant que l'opéra était tiré du roman. Dans un premier temps j'ai travaillé sans faire de différence entre les deux rôles de Frank et de Fritz et finalement le lien que fait Willy Decker est plus intéressant, car Paul fantasme son environnement réel, donc ses amis et dans son hallucination a transformé Frank en Fritz, ce qui est assez logique.

Vous avez déjà eu l’opportunité de travailler avec des metteurs en scène renommés et très différents dans leurs approches et leurs esthétiques : Chéreau, Grüber, Warlikowski, Pelly, La fura dels Baus, Braunschweig, aujourd’hui Willy Decker. Considérez-vous que vous étiez bien préparé à l’art de la scène en débutant ?

S. D. : Non pas du tout : l'enseignement est catastrophique en France, je ne sais pas pourquoi le jeu est à ce point déconnecté ; il n'y a pas de cours de théâtre dans les conservatoires. Au CNSM de Lyon, les séances étaient animées par une personne qui se servait de nous pour réaliser ses spectacles, ce qui montre bien l’absence d'intérêt pédagogique. J'avais heureusement le goût de la scène, pour avoir fait beaucoup de théâtre dans mon adolescence. J'ai donc eu très tôt le souci d'aborder l'opéra comme une pièce, le chant étant un moyen d'expression et pas une fin en soi.

Je dois reconnaître cependant que tout s'est fait naturellement : à Lyon au lycée, j'ai suivi un cursus théâtre, puis on m'a conseillé d'aller à la chorale où j’ai rencontré un professeur qui animait des ateliers de chant ; celui-ci m'a poussé à entrer au Conservatoire. Je n'ai pas donc pas eu à choisir, n’ayant qu’à me laisser glisser dans un mouvement qui ne s'est jamais arrêté. Tout s’est construit après le Conservatoire, entre 1998 et 2001, puisque j’ai enchaîné l'Atelier lyrique de Lyon et l'Académie d'Aix. La Flûte enchantée mise en scène par Braunschweig a beaucoup tourné et le fait que tous les projecteurs aient été braqués sur le travail proposé par Stéphane Lissner et son équipe, m’a été profitable.

Que vous ont appris plus tard les metteurs en scènes ?

S. D. : Si l’on prend Grüber et Chéreau, j'avais étudié leur travail : La Traviata pour le premier, présentée à l'Opéra de Lyon, et Hamlet pour le second à partir de la vidéo du spectacle présenté à Avignon : ils étaient dans mon paysage culturel. Quand on m'a dit que j'allais travailler avec eux, j'ai eu un choc. J'essaie toujours d'arriver sur un plateau le plus vierge possible, pour ne pas avoir de pseudo-interprétation à l’esprit, parce que cela reste le travail du metteur en scène. D'ailleurs avec eux, je pense avoir eu raison, car ils ont des images très précises et très justes des personnages et il suffit de se laisser porter.

Il y a eu des moments plus malheureux pendant les répétitions de Cosi fan tutte, au cours desquelles mes collègues féminines ne toléraient pas que l'on puisse leur demander de construire un personnage qui ne correspondait à ce qu'elles avaient l'habitude de faire, alors que dans les mains de personnalités comme celles-là, il est préférable de se laisser faire. J'ai du coup énormément appris avec Chéreau en termes de lecture tout simplement et de Grüber aussi, même s’il parlait moins. Je me suis trompé avec Don Giovanni abordé trop tôt, mais je garde un souvenir ému de cet homme qui menait les gens par la poésie et faisait des choses incroyables en répétition, qui ne se passaient que là en raison de sa présence sur le plateau. C'était presque inconscient ; Chéreau et lui furent tous les deux assistants de Giorgio Strehler, étrange non ? Les deux mettent immédiatement le doigt sur des choses très vraies, que l’on pense oublier et qui réapparaissent quelques jours après, en ayant fait leur chemin.

Il y a eu beaucoup de différences entre Aix et Paris, à cause des interprètes et des chefs. Passer de Daniel Harding à Gustav Kuhn entraîne des modifications et le spectacle s'en est ressenti. Etrangement, la générale de la reprise de Cosi fan tutte à Garnier en 2005, qui se présentait mal, a été finalement ouverte au public et fut la meilleure des quarante que nous avons données pendant deux ans. Tout le monde était stressé et pourtant la magie a opéré.

Depuis ce premier Papageno aixois de 1999, votre carrière s’est répartie entre Mozart, le répertoire baroque et l’opéra français, avec quelques tentatives chez Offenbach, Puccini, Strauss et Rossini. Peut-on dire que vous avez choisi délibérément de suivre ces voies, ou qu’elles se sont imposées à vous ?

S. D. : Non, tout s’est construit progressivement au gré des auditions et des engagements. Mozart convenant aux jeunes chanteurs, il m’a été proposé, puis le baroque s’est présenté et ce répertoire s’est avéré correspondre à mes possibilités. Ma voix s'est développée en dix ans, car à mes débuts je n'aurais jamais pu chanter ce que je chante aujourd’hui. Bien sur au Conservatoire on m'avait également parlé de rôles qui allaient jalonner ma carrière.

Vous avez collaboré avec Minkowski, Christie et Jacobs qui possèdent chacun leurs propres exigences stylistiques et qui respectent les voix. Pouvez-vous nous expliquer ce que vous voulez dire lorsque vous comparez le baroque à la mélodie et déclaré : « Beaucoup de contraintes et une liberté à conquérir, à l’intérieur de ces contraintes » ?

S. D. : Vaste sujet (rires). Jacobs évoquait ce que disait Monteverdi à propos de l'écriture qui comporte selon le compositeur trois couches : le mot, le rythme et la mélodie, le texte étant toujours à la base, comme en récital. C'est le credo de Ruben Lifschitz avec qui je travaille depuis le Conservatoire. Il me rappelle toujours que les compositeurs partent des poèmes qu'ils aiment, avant de les mettre en musique. Ils s'imprègnent des textes, des sons, du sens de la poésie, de la beauté des mots et de leur prononciation, puis les habillent et les mettent en valeur. Tout le répertoire baroque n'est pas de la même eau, mais Orfeo de Monteverdi, à l'exception de deux chansons, s’appuie sur un vrai texte de théâtre, qui n'a rien à voir avec des airs avec da capo et des variations. Je me disais l'été dernier au moment où je préparais un récital, qu’il n'était finalement pas plus difficile de mémoriser un long opéra de Monteverdi, que d’apprendre certaines mélodies françaises, surtout quand elles ne collent pas aussi subtilement à la prosodie d'Apollinaire que celle de Poulenc par exemple.

Vous avez déclaré que le rôle de Pelléas était plus difficile à construire qu’un opéra de Mozart : le personnage de Don Giovanni que vous n’avez abordé qu’une fois à ce jour, n’est-il pas autant, voire plus difficile ?

S. D. : Oui sans doute ; je n'ai en tout cas pas envie d'y retourner. Il n'est présent que par des actes qu'il a déjà commis, tout ce qu'il entreprend dans le présent échoue, on parle de lui alors qu'il n'est jamais là. Il faut être Don Juan, on ne peut pas le jouer, ça me semble évident. Mais il m'intrigue, c'est certain. En ce moment je n'ai pas le temps de m’y remettre, ce qui m'arrange bien ! Un rôle comme le Comte est plus intéressant. Pelléas ne fait rien d’un point de vue théâtral, ce qui est très difficile, car nous n’avons rien à saisir ; il n’est qu’une éternelle présence amoureuse. C’est pour cette raison que j’ai choisi de l'attaquer par la musique, comme une mélodie qui durerait trois heures, écrite à partir d’un texte magnifique.

Un décor ou un costume peut-il influencer en bien ou en mal votre interprétation ?

S. D. : Oui, bien sur, un décor est là pour définir immédiatement un cadre, parfois il nous renseigne sur une époque, se réfère à quelque chose de précis, parfois il est très ouvert ou très abstrait. Le décor du Pelléas dans la mise en scène de Pierre Audi était une sculpture de Anish Kapoor. On ne savait pas ce qu’elle représentait et nous devions l'aborder autrement pour se l’accaparer, ce qui nous rendait à la fois extrêmement libres et perdus. A l'inverse le décor très réaliste de Chantal Thomas chez Laurent Pelly(1) donnait des bases très claires sur lesquelles il était possible de se rattacher, mais ce n'était pas forcément plus facile, car un décor réaliste ne permet pas de faire n’importe quoi.

Malgré votre jeune âge, vous avez réussi à vous fixer un nombre restreint de production par an. Cette prudence louable peut surprendre dans un monde lyrique très agité : d’où vous vient cette sagesse ?

S. D. : J'ai la chance d'être baryton et pas ténor et en plus d'être baryton léger et pas Verdi ! Mon répertoire est donc plus limité ; je suis moins exposé et donc moins demandé. Cela tient également au fait que je suis casanier et que j'ai vite le mal du pays, aussi si dix jours se libèrent entre deux productions, je n’ai aucun scrupule à les prendre. Avec l'expérience, je m'aperçois que je n'arrive pas à faire deux choses en même temps. Cela peut arriver bien sur, comme se sera le cas après Die tote Stadt, où je suis attendu à Bruxelles pour commencer les répétitions d'Iphigénie en Tauride ; mon travail personnel aura forcément débuté entre les représentations parisiennes, mais bon j’y arrive. A Noël j'ai dix jours de relâche et j'y tiens, ce qui fait que j'ai déjà refusé des propositions de concerts. Je profite de cette chance, c'est important.

Certains rôles sont attachés à une période de l’existence, correspondent à un âge, ou à une demande. Quel est celui que vous aimeriez conserver à votre répertoire longtemps ?

S. D. : Le Comte Almaviva, un rôle que l'on peut jouer à tous les âges, qui n'est pas dangereux pour la voix ; Dietrich Fischer-Dieskau l’a d’ailleurs conservé toute sa carrière. Il y en a peu. Pelléas est particulier, il ne faut pas le rater, car avant trente ans c’est trop tôt, après quarante c'est trop tard. Je viendrais sans doute à Golaud. Dans le répertoire baroque, Thésée d’Hippolyte et Aricie est également parfait, cette figure de père pouvant être abordée à plusieurs moments de la vie.

Vous pratiquez le récital et tirez une grande satisfaction de la mélodie : qu’y trouvez-vous que vous ne trouvez pas à l’opéra ?

S. D. : Le sentiment de revenir à l'essentiel. En récital on en peut ni inventer, ni minauder, c'est un exercice très minutieux. Je travaille depuis longtemps avec Ruben Lifschitz, comme je vous le disais, en profondeur sur les textes car une fois cette étape réalisée, la mélodie tombe plus facilement. Je peux dire aujourd'hui que j’ai besoin de revenir souvent à cette discipline qui demande beaucoup de concentration et ma procure un immense plaisir.

Vous interpréterez prochainement Oreste à Bruxelles puis à Berlin, Dandini au TCE, Don Quichotte, Pelléas au Met et Valentin à San Francisco. Comment voyez-vous l’avenir et l’évolution de votre voix ?

S. D. : Je suis et resterai un baryton lyrique ; ma voix a suivi une progression régulière en dix ans qui me permet aujourd'hui d'aborder des partitions sensiblement plus lourdes qu'à mes débuts. Après Pelléas et Don Quichotte se profile Valentin, mais à Paris pour la nouvelle production de Faust, le projet américain ayant échoué. Je ne suis pas contre l'idée d'essayer un jour Hamlet, dont j'ai chanté le duo l'an dernier avec Natalie Dessay pour un concert caritatif : j'ai eu des doutes après l'avoir interprété, mais j'ai réalisé que l'orchestre n'était pas en fosse. Dans un théâtre de bonne dimension cela devrait être envisageable. Je pense également à Wolfram et à Onéguine, que je laisse pour le moment à Ludovic Tézier (rires) ; ils sont sur ma route, autour de la quarantaine.

Propos recueillis par François Lesueur, le 25 septembre 2009.

(1)Un spectacle enregistré au Theater an Der Wien, avec Natalie Dessay et Laurent Naouri, dirigé par Bertrand de Billy (à paraître chez Virgin le 23 novembre).

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Photo : Cédric Roulliat
 

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