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Dossier Benjamin Britten / III - D’un opéra l’autre

Eté 1953. La Fenice de Venise commande à Britten un nouvel opéra. L’infatigable Myfanwy Piper lui suggère de se replonger dans l’univers d’Henry James. Et de lui désigner l’une de ses nouvelles les plus célèbres à égalité avec L’Image dans le tapis, The Turn of the Screw qui avait bouleversé le compositeur lors de son écoute sur les ondes de la BBC en 1932.

S’atteler à un opéra sur cette œuvre en particulier constituait pour Britten un défi considérable, outre qu’elle le ramenait à l’une des grandes obsessions de son œuvre, l’enfance. Du reste Britten n’avait cessé de composer pour les têtes blondes durant les dix dernières années. Cependant cette fois l’enfant n’était plus l’objet, mais le sujet même, plus l’interprète, enfin aussi l’interprète mais avant tout l’incarnation.

Britten songea un moment à intituler son opéra La Tour et le Lac (symbolique sexuelle transparente, qui s’appuie sur les deux lieux décisifs de l’action), mais en composant le scénario lors d’interminables conversations téléphoniques avec sa librettiste, le titre original de la nouvelle de James s’imposa comme une évidence. Britten découpant le texte littéraire en scènes théâtrales se rendit compte qu’il tenait une métaphore formelle et musicale illustrée parfaitement par celui-ci : à chaque scène, l’écrou fatal resserrait son étreinte d’un tour supplémentaire sur Miles.

Britten se mit à la composition en février 1954, affecté par une inflammation récurrente de l’épaule droite, et donc écrivant de la main gauche. Le compositeur y vit un signe troublant, alors qu’il travaillait sur un opéra dont l’inversion était le fil rouge. Les rapports de possession sadiques et sexuelles entre Peter Quint et Miles ne trompèrent d’ailleurs personne et la critique italienne s’enflamma non contre la musique - il y aurait eu pourtant de quoi, jamais Britten n’écrivit un orchestre et des lignes de chant aussi sexuellement explicites que dans la scène de « vampirisation » de Miles par Quint - mais contre le livret, autant pour son caractère implacable, sa rapidité générale, que pour la crudité de son objet.

Britten composa l’œuvre d’un trait, sans s’arrêter, sans atermoiements, possédé par son sujet, enchaînant les seize scènes comme s’il avait été possédé par le mécanisme implacable de l’œuvre. A mesure, Imogen Holst recopiait la musique, peinant à suivre le rythme du compositeur, et les envoyait directement à l’éditeur. Les retouches étaient impossibles, elles auraient étaient vaines car la pensée de Britten se coulait dans les portés avec une clarté absolue. Le 23 juillet l’opéra était bouclé, Britten réalisa l’instrumentation avec une facilité déconcertante (alors qu’il écrivait son orchestre le plus aventureux, le plus inventif), tout en faisant déjà répéter les chanteurs, une main au piano, l’autre au papier à musique. Il ne devait plus retrouver une telle effervescence et une telle fluidité dans le domaine de la création. La réaction du public anglais lors de la création londonienne sur les planches du Sadler’s Wells, fut tout autre, accueillant l’œuvre comme la masterpiece de Britten. La critique souligna un art consommé, un sens de l’économie des moyens et de l’efficacité théâtrale absolue. Bref on souligna à loisir la perfection formelle d’un chef d’œuvre pour mieux se dispenser de plonger dans les eaux troubles d’un sujet qui révélait la psyché du compositeur en pleine lumière.

L’atmosphère oppressante de la nouvelle de James, son lacis psychologique complexe, le focus central sur l’enfant à la fois abusé et tentateur, l’ambiguïté constante de tous les personnages comme de leurs actions, le foisonnement des niveaux de lecture différents, l’aspect autobiographique – même dévié – doublé d’une réflexion plus élevée sur l’impossibilité de l’innocence (plutôt que sa perte), tout, texte et musique, forme – l’ouvrage est en fait constitué d’un thème ( le voyage de la Gouvernante à Bly) et de quinze variations - et fond, concouraient à faire de ce Tour d’écrou un nouveau modèle pour l’opéra de la seconde moitié du XXe siècle.

Britten ne se délaissa guère de la tension provoquée par un travail aussi prenant, composant trois mois après la création du Tour son Troisième Canticle « Still fall the rain », et adoptant là encore la structure du thème et de la variation. Il y met en musique le poème d’Edith Sitwell « Bombardement de 1940, Nuit et Aube ». Ce sera de fait un requiem masqué dédié à la mémoire de son ami pianiste Noel Mewton-Wood (1922-1953) dont le suicide, deux années plus tôt, avait laissé Britten interdit. D’aucuns prétendent qu’il avait été sous le charme de ce beau grand jeune homme australien qui ne faisait pas mystère de son homosexualité et commençait à s’imposer comme l’un des meilleurs concertistes de sa génération.

Le changement radical survint l’année suivante. En 1955, Britten éprouva une dépression assez profonde qui le rendait d’une humeur insupportable pour son entourage. Il souffrait de crises de persécution, presque d’une paranoïa qui l’amenait à licencier ses collaborateurs – Elisabeth Sweeting, la directrice du Festival d’Aldeburgh, fut la première à en faire les frais, débarquée du jour au lendemain.

Heureusement en novembre Peter Pears et Benjamin Britten s’embarquèrent pour un tour du monde qui raviva la bonne humeur du compositeur. Avant leur départ, Covent Garden avait passé commande d’un ballet dont le sujet restait à déterminer. On optait en tous cas pour une féerie qui trouva son cadre et son futur sujet lorsque Britten et son compagnon débarquèrent en janvier sur l’île de Bali.

Le compositeur fut, comme avant lui Walter Spies Alexandre Tansman et Colin McPhee, captivé par l’univers sonore du gamelan au sujet duquel il écrivit : « je commence seulement à en saisir la technique, c’est aussi complexe que la notation de Schoenberg. » Le voyage se poursuivit jusqu’au Japon. Britten y découvrit une pièce de Kabuki La Rivière Sumida, qui allait lui inspirer en 1963 la première de ses Trois Paraboles pour l’Eglise, La Rivière aux courlis.

Mais le retour fut entièrement consacré à la composition du grand ballet promis à l’Opéra de Londres. Ce sera Le Prince des Pagodes, mis au net lors de l’étape finale du voyage, en Suisse, chez les Hesse. Sur une trame assez proche de celle du Roi Lear de Shakespeare le ballet montre un vieil empereur déchiré entre ses deux filles dont la cadette, transportée par enchantement au pays des Pagodes, séduira en dansant une salamandre qui se transformera en Prince, lui permettant de ravir la couronne à sa sœur.

Cependant, l’orchestre, tout cousu de gamelan, est le vrai personnage principal du ballet, critique et public ne s’y trompèrent guère qui, à l’issu de la première le 1er janvier 1957, en célébrèrent les splendeurs unanimement. Durant les représentations, la santé de Britten se dégrada au point que son docteur lui demanda de ne pas diriger les trois dernières soirées. A peine remis, il dut faire face à un déménagement assez soudain. Depuis quelques années Grag House s’était faite trop exiguë pour Britten et Pears, qui acquirent sans hésiter la vaste ferme de leurs amis Stephen et Mary Potter.

Dans le calme et le confort certain de cette nouvelle demeure, Britten coucha ses Songs from the chinese, sans grande conviction semble-t-il ; pourtant le cycle écrit pour le duo que formait Peter Pears et Julian Bream, nous semble en fait une vraie merveille de poésie, jusque dans sa relative lassitude.

Puis Britten s’attela à un nouvel opéra pour enfants qui illustra la onzième édition du Festival d’Aldeburgh, Noye’s Fludde, inspiré par une pièce tirée du Miracle de Chester, parabole du Déluge. L’œuvre connut un franc succès, mais ne s’est pas maintenue au répertoire comme The little Sweep. Plusieurs cycles vocaux suivirent : l’étrange Nocturne op 60 (1958), assez mortifère et inquiétant, montre bien les pensées noires qui assaillent un Britten de plus en plus en butte aux souffrances physiques, les Fragments d’Hölderlin, composés parallèlement, s’attachant quant à eux à dépeindre des douleurs plus psychologiques.

Puis toute l’attention et l’énergie du compositeur furent employées à l’enregistrement en tout point historique de Peter Grimes. Il dirigeait pour la première fois son opéra, éprouvant à quel degré la partie n’est pas aisée pour les chefs qui abordent l’œuvre – ce que n’avait pas manqué de lui faire remarquer Reginald Goodall lors de la création londonienne. Le résultat en fut une aggravation de ses maux qui finirent par le contraindre à un repos forcé durant deux mois. Au sortir de cette convalescence il troussa pour la ville de Bâle un œuvre de circonstance, la Cantata academica, partition plus habile qu’inspirée au contraire de la fascinante Missa Brevis, écrite parallèlement, pensée et réalisée pour le chœur d’enfant de la Cathédrale de Westminster. Ces dix minutes de pureté absolue le ramenaient au temps béni de sa Ceremony of Carols (1942).

Mais un projet d’une toute autre ampleur allait voir le jour. Britten avait déjà maîtrisé la veine de la comédie avec Albert Herring, celle du fantastique avec The Turn of the Screw. Mais ces deux expériences en tous point opposées ne laissaient en rien présager qu’il pût songer à mettre en musique l’œuvre la plus délirante, la plus éclatée que Shakespeare ait jamais écrite, et pour laquelle Mendelssohn avait composé une impérissable musique de scène : A Midsummer Night’s Dream.

Pourtant l’occasion était là, il fallait à Britten un nouveau grand opéra pour l’inauguration en 1960 du nouveau Jubilee Hall d’Aldeburgh. Pears sut le tenter en lui proposant la pièce de Shakespeare, et les deux amis se mirent illico à rédiger le livret à quatre mains. Débuté en octobre 1959, terminé le 15 avril 1960, plus rapidement encore que Le Tour d’écrou, mais pas dans la même fièvre – le caractère tour à tour onirique ou sarcastique de l’œuvre, sa fantaisie légère, firent la composition plus ludique – A Midsummer Night’s Dream fut crée à temps et remporta un franc succès. Britten écrivit le rôle d’Oberon pour Alfred Deller – le seul rôle d’opéra qu’on lui offrît jamais – mais Deller, si habitué au concert trouva difficilement ses marques à la scène et se fit voler le rôle dès la reprise à Covent Garden par l’étourdissant Russel Oberlin. Britten l’enregistrera malgré tout avec le père de tous les altos masculins.

Le succès de l’opéra, aussi fabuleuse que soit sa musique, aussi somptueusement poétique que soit le rôle écrit pour Deller, doit d’abord à l’exceptionnel livret que Britten et Pears ont tiré sans ménagement de la pièce de Shakespeare, avec un sens du pragmatisme théâtral absolument remarquable. L’œuvre fit le tour du monde, rappelant que Britten continuait à régner presque sans partage sur la création lyrique contemporaine, même si Hans Werner Henze affirmait successivement avec Der Prinz von Homburg et Elegy for Young Lovers, son talent qui d’ailleurs, comme il le reconnaissait lui-même à l’époque, devait beaucoup à l’exemple de Britten.

A quarante sept ans, l’auteur de Peter Grimes se faisait l’inspirateur d’un certain renouveau lyrique que cinq années plus tard Bernd Alois Zimmerman allait faire voler en éclats avec le tsunami sonore de Die Soldaten.

Jean-Charles Hoffelé

NDLR : Dans la très maigre bibliographie en langue française consacrée à Britten, signalons la sortie récente d’une nouvelle édition remaniée et actualisée du précieux ouvrage de Xavier De Gaulle initialement paru en 1996 « Benjamin Britten ou l’impossible quiétude » (Actes Sud, 583 p. ; 30 €)

Photo : DR

 
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