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Elektra au Festival Mémoires de l’Opéra national de Lyon – La femme sans mains – Compte-rendu

Après son vibrant plaidoyer Pour l’Humanité en 2016, le cru 2017 du festival annuel de l’Opéra de Lyon interroge les Mémoires. Non pas comme thématique des œuvres présentées – quoique la névrose sans répit ancrée dans le temps figé d’Elektra s’y prêterait – mais plutôt sous forme d’une rétrospective, pari revendiqué de la mise à l’épreuve du temps de mises en scènes ressorties des cartons d’archives des dernières décennies. Ainsi, aux côtés de cette Elektra montée par la très brechtienne Ruth Berghaus en 1986 pour l’opéra de Dresde et reprise ici par Katharina Lang, on trouve le Tristan et Isolde vu par Heiner Müller en 1993, et encore Le Couronnement de Poppée de Klaus Michaël Grüber en 2000. Ce que l’on voit dans ce rétroviseur de la régie allemande lors de la première d’Elektra n’a (presque) rien de daté ; trente ans plus tard, la radicalité démontre son intemporalité.
 

© Stofleth

Puisqu’il fallait laisser la scène à l’orchestre straussien prolifique que la fosse de Dresde ne pouvait contenir (celle de Lyon ne le pouvant pas davantage), Ruth Berghaus et son décorateur Hans Dieter Schaal avaient pris de la hauteur, beaucoup de hauteur en plaçant le palais mycénien dans les airs. Nulle apesanteur dans cette structure ascendante tout en ramifications vers les cintres et néanmoins aussi écrasante que le fatal arbre généalogique des Atrides surmonté de l’alcôve vide et baignée de lumière crue à l’invocation du grand absent Agamemnon. Sous ses faux airs de monumental plongeoir olympique, à moins que ce ne soit un gibet là où l'on appelle beaucoup de mortelles sentences, le décor se fait à la fois donjon et tour de guet. Ruth Berghaus ne s’est pas accommodé de la contrainte spatiale, elle s'en est saisie pour la rendre signifiante et saisissante, et l’on rêve de trahir un peu son travail en imaginant l’impact de cette terrible verticalité scénographique sur une scène nue, libérée par l’orchestre. Guettant au-delà du vide vertigineux, mur aussi infranchissable que celui de l’enfermement mental d’Elektra, chacun scrute et espère, le frère et la mort pour l’héroïne, la vie pour Chrysothemis, la délivrance par l’oubli pour Clytemnestre, et Oreste lui-même semble attendre la fin de la malédiction. Implacable théâtre de tensions sculptées dans l'espace pour ce huis clos suspendu à ciel ouvert.
 
Bloc de détermination fière, Elena Pankratova est une Elektra plus imposante que bête rampante, qui habite peu à peu le statisme auquel la contraint son étroite plateforme pour devenir le vrai centre magnétique de la scène et dominer les fureurs orchestrales d'une voix où la puissance le dispute au rayonnement du timbre. Recluse et entravée, cette Elektra enrage et invective mais ne parvient à plonger ni dans la mort ni dans l'action, perspective psychanalytique ouverte par la mise en scène qui efface jusqu'aux mains de l'hystérique prise dans sa camisole, révélant ainsi la névrotique impuissante derrière la prisonnière.

© Stofleth

Avec un timbre aussi solaire et noble que sa robe lumineuse éclatante, la Chrysothemis de Katrin Kapplusch oscille entre l’accablement et le puissant désir de vie qu’elle porte seule, comme elle seule est parée de couleur sur la scène. Lioba Braun est en revanche moins convaincante en Clytemnestre, bien malgré elle et une présence hallucinée de chaque instant, totalement allumée en fait en cartomancienne punk sous crack, trop caricaturale pour que le récit de ses angoisses nocturnes fasse frémir. Conception d’une autre époque ; Carsen et Chéreau sont depuis passés par là pour donner une profondeur trouble à cette reine tourmentée. Egisthe joue presque les utilités pour simplement venir mourir et Thomas Piffka s’en sort avec les honneurs quand Christof Fischesser, tout en profondeur et expressivité de la voix, compose un très grave et poignant Oreste qui marche vers le matricide en état de quasi hypnose, mu par la fatalité.
 
Sous la direction prudente de Hartmut Haenchen, l’orchestre de l’Opéra de Lyon – dont 40 supplémentaires pour réunir l’effectif pléthorique requis – fait la preuve de son grand talent, de la qualité de sa pâte sonore et se montre sous son meilleur jour dans les passages au lyrisme le plus fluide et chantant. Cramponné à sa partition toute la première partie de l’œuvre, le chef ne bride pas le volume sonore mais n’en libère pas toute la puissance expressive, ses extrémités spasmodiques ou suaves, explorant une voix moyenne et contenue entre déferlement marmoréen et clarté analytique. Pourtant la ressource est grande et enfin, à partir de l’arrivée d’Oreste, l’orchestre exulte tout à fait, jusqu’au bout, dans de magnifiques stridences acérées à l’unisson de cette production implacable.
 
Philippe Carbonnel

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Richard Strauss : Elektra – Opéra de Lyon, 17 mars 2017 – Prochaines représentations les 23, 26 et 30 mars et le 1er avril 2017/ www.opera-lyon.com/content/festival-memoires
 
Photo © Stofleth

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