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Festival d'Orgue d'Automne 2019 – Auteuil continue de fêter son orgue Cavaillé-Coll restauré

Un an après le « Réveil du grand orgue » (1) Cavaillé-Coll–Gloton-Debierre (1885–1938), restauré entre 2015 et 2018 par l'atelier nantais de Denis Lacorre, Frédéric Blanc, son titulaire, et Notre-Dame d'Auteuil ont eu à cœur de stimuler l'intérêt pour cet instrument remarquable à travers un Festival d'Orgue d'Automne, soit six concerts des plus variés entre le 6 octobre et le 6 novembre.
 
Le concert inaugural s'intitulait Mors et Resurrectio, la renaissance de l'orgue se confondant avec la thématique de l'œuvre principale. À Frédéric Blanc seul revenait la première partie : Troisième Choral de Franck survolté, Méditation improvisée de Vierne (restitution Duruflé) étonnamment enlevée et Carillon de Westminster, qui avait refermé le concert « d'adieu » à la veille du début du relevage, enfin Prélude de Pelléas et Mélisande, transition vers le maître de la seconde partie, Gabriel Fauré. Le Festival avait convié le Chœur de l'Université de Louaizé (Liban), que dirige le révérend Khalil Rahmé – auquel on doit la création de la Semaine de l'orgue au Liban (Frédéric Blanc s'est produit en février, lors de la 4ème édition, au Collège du Sacré-Cœur de Gemmayzé, Beyrouth) –, institution arabophone et anglophone dont les choristes ont admirablement servi Cantique de Jean Racine et Requiem, ce dernier avec prononciation gallicane : les qualités des pupitres vocaux, d'une vive intonation et d'un chaleureux et solide équilibre, firent de cette fin d'après-midi un enchantement. Quatre jours plus tard, ce même Requiem de Fauré à Montpellier, avec prononciation romaine du latin, éclairait de manière probante l'intérêt foncièrement musical, pour la ligne fauréenne, du latin prononcé selon la tradition gallicane (2).
 

 
Rien ne saurait remplacer l'orchestration de ce Requiem, mais la version orgue demeure magnifiquement viable, la distance modérée entre tribune et entrée du chœur, où se tenaient les chanteurs, favorisant à Auteuil une synchronisation parfaite : beau travail en tribune sous les doigts de Frédéric Blanc, la dynamique des registrations étant en réel accord avec le chœur. Deux solistes aux voix sans faille complétaient l'ensemble : le baryton Sungkook Kim et la soprano Marie-José Matar, tous deux d'une puissance vocale (presque trop pour le Pie Jesu, néanmoins saisissant car irradiant véritablement) et de qualités de style affirmées. Hélas le micro de l'ambon était resté branché (involontairement ?), amplifiant bien inutilement des interventions naturellement épanouies et solidement projetées. Un étrange et délicieux bis fut offert : Souvenez-vous, Vierge Marie – Prière de saint Bernard, n°12 des mélodies de 1880 de Massenet, pour soprano et ici voix de femmes, aussitôt suivi, tradition libanaise oblige, de la Marseillaise, public debout, puis de l'hymne libanais, adopté en 1927 sous le mandat français.
 
Après Romantismes par Oliver Penin, titulaire de Sainte-Clotilde, le 9 octobre, Thomas Ospital proposa, le 16, Aspects de l'orgue symphonique. Sans renoncer à la puissance de l'orgue d'Auteuil (très sonore pour une église d'un volume somme toute modéré), il offrit avant tout un poétique tour d'horizon de sa palette symphonique, décuplée par un recours inventif aux octaves graves et aiguës et à l'association insolite de timbres complexes, souffle et sensibilité l'emportant sur le déploiement de la dynamique. Le musicien basque fit suivre Cortège et Litanie de Dupré, sur un tempo très soutenu, de La vallée du Béhorléguy au matin (des Paysages euskariens) de Joseph-Ermend Bonnal, puis de la Sicilienne du Pelléas et Mélisande de Fauré transcrit par Louis Robilliard – raffinement des couleurs et de leur modulation, vie intense, intériorisée, superbe.
 
Le moment le plus émouvant de la soirée fut sans doute Ma mère l'Oye de Ravel, lui-aussi natif du pays basque (et décédé tout près de Notre-Dame d'Auteuil, à la clinique de la rue Boileau), dans la transcription de Thomas Ospital : clarté du quatre mains et du toucher pianistique originels rehaussée du large spectre de l'orchestre ravélien (en particulier Laideronette), à travers les moyens de l'orgue ; lyrisme et saveur des tuilages de timbres, préservant la féerie du cycle, et plus encore, naturellement, dans le Jardin final : de l'orgue pur, sans imiter l'orchestre, montrant que la génération des Fauré, Ravel et Debussy, qui ignorèrent superbement l'instrument (trop « rigide », sans parler de son obédience cléricale), est bel et bien passée à côté de quelque chose, preuve à l'appui. La dernière pièce écrite du programme était Prélude et Fugue sur le nom d'Alain de Maurice Duruflé, citant de façon bouleversante les Litanies de Jehan Alain, contemporaines (1937) des travaux d'agrandissement de l'orgue d'Auteuil coiffés par deux consultants prestigieux : Louis Vierne et le père de Jehan Alain, Albert Alain, disciple de Vierne – l'œuvre de Duruflé, que Vierne souhaitait comme successeur à Notre-Dame de Paris, est on ne peut mieux en situation à Auteuil. Souple rigueur et énergie jusqu'à l'exaltation, avec la décence requise (et pour finir un tutti soigneusement élaboré, donc élagué), puis Thomas Ospital termina en improvisant sur un thème populaire fort ancien (3) : J'ai descendu dans mon jardin – à peine énoncé, aussitôt « déformé », avec esprit, presque berbérisé, donnant lieu à des miniatures au scalpel façon Ravel, en miroir de Ma mère l'Oye.
 

Livia Mazzanti © Andrea Krogmann
 
Après L'orgue symphonique français par Jean-Pierre Lecaudey (Saint-Rémy-de-Provence), le 22, Auteuil sous le ciel de l'Italie, entre musique et poésie, le 30, fut le concert le plus singulier du cycle, l'organiste romaine Livia Mazzanti (photo) – affranchie de l'« historiquement informé » – passant du baroque au XXe siècle. Des mélologues (parole et musique en dialogue) ponctuaient le programme, le réalisateur et documentariste Sebastiano d'Ayala Valva lisant des poèmes sur les improvisations à l'orgue (le détail des textes se perdant parfois – sonorisation et acoustique). Le Romain Pasquini ouvrit le feu : Toccata VII repensée avec élégance et clarté pour un orgue hors du temps historique (ornements articulés à la goutte d'eau, comme une réinterprétation du maniérisme du baroque romain ?), suivi du tardo-romantico Franco Michele Napolitano (1887-1960, le bien nommé, proche de Nino Rota), personnalité d'une vive sensibilité : émouvante Preghiera s'ouvrant ici sur les ondulants de l'orgue, d'une beauté toute particulière à Auteuil. Premier mélologue : La ginestra (« Le genêt »), Giacomo Leopardi évoquant Pompéi – « elle revoit la lumière après l'antique oubli » – sur une musique très mobile et suggestive.
 
À Gabrieli : Fantasia del VI tono, d'une agogique des plus personnelles, répondit Nino Rota dont Livia Mazzanti a adapté et gravé l'œuvre (BMG, 1997) à la Tonhalle de Zurich (Kleuker aujourd'hui en la cathédrale de Koper, Slovénie) : Deux valses sur le nom de Bach (Valse carillon et Circus Waltz), à la jonction de l'inattendu et d'une inépuisable énergie, sonnant de manière splendide. Né à Rome, Apollinaire (Seine et Pont Mirabeau sont en contrebas d'Auteuil) inspira le mélologue suivant, qui puisait dans Les collines, pont tendu entre Paris et Rome, villes jumelées – « Jeunesse adieu jasmin du temps / J’ai respiré ton frais parfum / À Rome sur des chars fleuris / Chargés de masques de guirlandes / Et des grelots du carnaval » – vibrante improvisation, fraîcheur des thèmes populaires aux rythmes souplement scandés, pifferari, zampogna et flûtes agrestes, beauté d'une vision romaine.
 
La brillante et « symphonique » (seconde section) Canzona en sol mineur de Zipoli enchaîna sur la Berceuse dédiée à Livia Mazzanti, ainsi que Caravansérail, du cycle L'Orgue et l'Orient (2016) de Daniel Matrone : né à Bône (Algérie) de familles venues de Naples et de Forio d'Ischia, le compositeur « bordelais » est depuis vingt ans titulaire du Merklin de Saint-Louis-des-Français et conservateur de celui de la Trinité-des-Monts à Rome, autour desquels il a créé la Settimana dell'organo (4). Lecteur passionné de La Musique arabe du baron d'Erlanger, il a participé à l'édition initiale du festival de Khalil Rahmé au Liban, d'où est venue l'idée d'un cycle inspiré de l'orient méditerranéen. Après cette Berceuse (traitée par Livia Mazzanti selon son penchant à l'étirement extrême de l'écoulement du temps, à l'excès mais sans jamais rompre la ligne), nourrie de mélismes et d'un climat reflétant en partie l'univers poétique et mystérieux du compositeur mais non l'ampleur, le dynamisme et la diversité de son œuvre, Sebastiano d'Ayala Valva fusionna divers témoignages du compositeur Giacinto Scelsi (cousin de son père), auteur de textes et poèmes parus chez Actes Sud, auquel il a consacré un film insolite et captivant : Le premier mouvement de l'immobile (5) – « J'habite à Rome dans une maison située en face du Palatin, ligne de démarcation entre l'Orient et l'Occident ». Un Scarlatti (K 27) traité de façon évanescente, d'une fluidité « impressionniste » et très séduisante, puis Prelude and Fanfare « on the twelve tone row » de Mario Castelnuovo-Tedesco, dont Livia Mazzanti a réuni l'œuvre, gravée pour Aeolus (6) – Prélude sur-étiré tel un « très lentement, extatique » de Messiaen, Fanfare âpre et ardue, splendide – conduisirent à l'ultime mélologue : Salut à l'île d'Ischia de Lamartine – « Que le son caressant d'une voix inconnue, / Qui récite au poète un refrain de ses vers… », sur une improvisation vaporeuse, la douceur des thèmes traditionnels et populaires de Campanie achevant de donner à cette soirée étonnante une cohérence de chaque instant merveilleusement communicable.
 
Le Festival d'Orgue d'Automne se referme ce mercredi 6 novembre avec un récital de Frédéric Blanc – de Daquin, Seixas, Buxtehude et Bach à Borodine, Liszt, Dupré et Elgar –, lequel fêtera par la même occasion ses vingt ans de titulariat à Notre-Dame d'Auteuil.
 
Michel Roubinet

Paris, église Notre-Dame d'Auteuil, concerts des 6, 16 et 30 octobre 2019

https://42449b21-67ce-4c98-b800-a74bca6db6c8.filesusr.com/ugd/a51737_6b0666bd4a414da2bfab4572bfb46dfe.pdf
 
(1) www.concertclassic.com/article/reveil-de-lorgue-de-notre-dame-dauteuil-une-longue-attente-recompensee-compte-rendu
 
(2) www.concertclassic.com/article/24eme-festival-toulouse-les-orgues-orgue-et-musiciennes-jeunes-talents-musiques-actuelles-et
 
(3) www.cairn.info/revue-sigila-2012-1-page-81.htm#
 
(4) settimanadellorgano.it
     www.concertclassic.com/article/compte-rendu-rome-semaine-de-lorgue-saint-louis-des-francais-1
 
(5) scelsi-lefilm.com/film/
     www.francemusique.fr/emissions/l-invite-du-jour/sebastiano-d-ayala-valva-documentaristen-est-l-invite-de-musique-matin-67228
 
(6) www.aeolus-music.com/ae_fr/Tous-disques/AE10541-Castelnuovo-Tedesco-Mario-Complete-organ-works
 
 
Sites Internet
 
Frédéric Blanc
www.fredericblanc.org
 
Thomas Ospital
thomasospital.com
 
Livia Mazzanti
www.liviamazzanti.org/?lang=fr
 
Sebastiano d'Ayala Valva
scelsi-lefilm.com/le-realisateur/
 
Photo © Peter Dimpflmeier

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