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​ Festival international de Colmar 2023 – L'heure de la renaissance – Compte-rendu

Crise sanitaire, conflit russo-ukrainien : après trois années d’interruption, d’aucuns s’interrogeaient, non sans quelque légitimité, sur l’avenir du Festival international de Colmar. Ils peuvent être pleinement rassurés ! Avec à sa direction artistique Alain Altinoglu (photo), chef parmi les plus complets qui se puisse trouver – présentement directeur musical de l’Orchestre Symphonique de la Radio de Francfort (HR-Sinfonieorchester) et du Théâtre de La Monnaie –, la manifestation alsacienne a su se donner les atouts d’une renaissance, évidente dès cette année.
 

Sergey Kachatryan © b.fz-fic

Khachatryan en terre d’élection

Encore sous le choc du concert inaugural de la veille, avec la soprano israélienne Chen Reiss dans la 4e Symphonie de Mahler et Alexandre Kantorow dans le Concerto n° 4 de Beethoven, le public retrouve Alain Altinoglu et son orchestre à l’église Saint-Matthieu pour une soirée qu’ouvre le Prélude de la Khovantchina. Admirable de fluidité, l'approche traduit une conception où la plénitude symphonique ne contrarie en rien la dimension théâtrale. 
Clin d’œil d’Altinoglu à ses origines arméniennes, le Concerto de Katchatourian échoit à l’artiste rêvé dans cet opus : Sergey Khachatryan. L’un des plus immenses violonistes de notre temps, peut-être le tout premier ; une forme d’anti-star aussi, rétif au tintamarre médiatique – et aux « tournées des plages » – qui, à chaque apparition (elles sont rares), procure le sentiment de littéralement jouer sa vie sur son instrument. Celle à Colmar n’aura point dérogé à la règle !
Compagnon de longue date pour Khachatryan qu’un concerto qui figurait (couplé avec delui de Sibelius) sur son premier disque avec orchestre (accompagné par le Sinfonia Varsovia et Emmanuel Krivine / Naïve). Rien de rêche dans la prise de possession de l’Allegro initial tant le con fermezza requis est assumé avec une sonorité d’une incroyable beauté. « Une chair vivante » : le mot de Serge Baudo, se souvenant devant nous avec émotion du jeu d’Oistrakh (d’ailleurs dédicataire et créateur de la partition de Katchatourian), vaut pour celui de Kachatryan ... Plus encore dans l’Andante, cœur battant de l’ouvrage, où le soliste, avec le concours d’un chef idéalement complice et d’une phalange aux timbres ensorcelants, bouleverse par la noblesse de son chant. Quant à l’explosion de couleurs du finale, elle échappe à tout débraillé et offre une jubilation aussi radieuse que dominée. Triomphe et bis recueilli : une mélodie du Xe siècle du moine arménien Grégoire de Narek. Instants de pure beauté sous un archet princier - chant d’un peuple qui sait d’où il vient ...

 

Concert "Eveil des sens" (Eric Girardin - La Maison des Têtes) © F. Riou

Deux chefs pour Moussorgsky

Colmar et plus généralement l’Alsace ont le goût de la gastronomie : pour ce concert "Eveil des sens", Eric Girardin (chef étoilé du restaurant La Maison des Têtes) a conçu quatre bouchées pour accompagner des moments des Tableaux d’une exposition de Moussorgsky (Gnomus, Tuileries, Samuel Goldenberg et Schmuyle, Catacombes), contrepoint savoureux à une interprétation où, à nouveau, se révèlent toutes les qualités d’une formation qu’on n’entend guère en France. Ce d’autant qu’Alain Altinoglu a d’évidence vite trouvé ses repères dans l’acoustique de l’église Saint-Matthieu. Pas d’effets faciles, ni de coups de projecteur spectaculaires, mais un sens des caractères qui peut compter sur la chaleur et l’homogénéité des cordes, le fruit et la rondeur des bois, l’éclat sans clinquant des cuivres.
 

Bruno Philippe & Cédric Tiberghien © b.fz-fic 
 
La ferveur d'un duo naissant

Si la musique symphonique fait les beaux soirs du Festival de Colmar, on y trouve aussi, à l’heure du déjeuner et en fin d’après-midi, des rendez-vous chambristes et des récitals. Un peu avant le concert à Saint-Matthieu, le théâtre municipal accueillait le duo formé de Bruno Philippe et Cédric Tiberghien, dont la collaboration est toute récente puisque leur programme colmarien constituait leur deuxième apparition en public seulement.
On espère voir ce duo perdurer, tant le dialogue musical apparaît riche de potentialités. La rare, et pourtant si belle, Sonate de Frank Bridge ouvre le ban. Elle se cherche un peu encore parfois et cet échange, ces questionnements sur le vif entre deux musiciens de premier ordre participent de l’attrait d’une interprétation qui cultive le lyrisme et les arrière-plans (d’une œuvre « de guerre » ; 1913-1917) avec une sensibilité à fleur de peau. Climat tout différent dans la Sonate de Debussy, jaillissement de poésie rêveuse et fantasque que les deux musiciens traduisent avec une grande délicatesse des couleurs, avant de s’engager dans la Sonate n° 2 de Brahms. On n’a pas entendu depuis longtemps un finale aussi brûlant, aussi absolument déchirant que celui-ci, emporté par la sensibilité à vif du violoncelliste, mais de la première à la dernière note de l’Opus 99, l’intensité de l’échange entre les deux artistes force l’admiration ; en particulier dans l’Adagio affettuoso d’une troublante expressivité. Bis plein de tendresse avec le n° 2 des Pièces dans le ton populaire op. 102 de Schumann.
 

Jordan Costard & Gabriel Durliat © Festival international de Colmar
 
Tempête du sentiment

Du Koïfhus, l’ancienne douane édifiée en 1480, Alain Altinoglu a fait la scène des talents nouveaux et, en collaboration avec le CNSMD de Paris, des concerts y sont proposés tous les midis. Notre passage à Colmar nous aura permis d’entendre (pour la première fois s’agissant de l’archet) un duo formé de Jordan Costard, remarquable violoncelliste de 30 ans, ancien élève de Xavier Gagnepain, Philippe Muller et Raphaël Pidoux, et de Gabriel Durliat (22 ans), formé par Denis Pascal et Hortense Cartier-Bresson au CNSMDP, puis par Cédric Tiberghien à l’Académie Jaroussky - un pianiste dont vous entendrez vite reparler, sur cet instrument évidemment, mais aussi en tant que chef d’orchestre et compositeur. (1)
D’aucuns ont de Gabriel Fauré une image par trop compassée – puisse le centenaire de l’an prochain contribuer à faire bouger les choses et mieux comprendre le génie de Fauré par-delà son sempiternel Requiem ! Une interprétation telle que celle offerte ici de la Sonate n° 2  la balaie d’un revers de main. Réalisation très tardive (1922), l’Opus 117 montre l’intacte veine créatrice du compositeur. Surtout quand, porté par un piano d’une telle plénitude harmonique, l’instrument à cordes déploie comme c’est ici le cas une ardeur aussi intense que parfaitement canalisée (éblouissant Allegro vivo final ! ).

La Grande Sonate dramatique « Titus et Bérénice » de Rita Strohl (1865-1941) n’est pas en reste en matière d’engagement ! Redécouverte grâce au Palazzetto Bru Zane, ce vaste ouvrage de 1892 (publié en 1898, il marque le point d’aboutissement de la période chambriste de la compositrice) a été popularisé par l’enregistrement d’Edgar Moreau et David Kadouch et trouve désormais sa place – à très juste titre – au répertoire de nombreux violoncellistes. Jordan Costard s’est pris de passion pour lui, au point qu’il a même conçu, avec le soutien du CNSMDP, un spectacle « Titus et Bérénice » – où la musique de la compositrice lorientaise se mêle au slam, à la musique électronique et au théâtre ! Autant dire que le violoncelliste connaît en profondeur une partition dont il livre un interprétation exceptionnellement engagée, en parfaite osmose avec le piano de Gabriel Durliat, d’un irrésistible souffle orchestral. La Bérénice de Racine a inspiré Rita Strohl : la tragédie s’exprime au fil d’une approche résolument narrative, qui ose aller au bout d’elle-même, avec des prises de risques et des moments tension à couper le souffle, à la limite du point de rupture. Magistral ! En bis, Solitude, romance sans paroles de Strohl datée de 1887, tombe à pic après pareille tempête du sentiment.

La fête musicale se poursuit jusqu’au 14 juillet à Colmar, avec pour point d’orgue une Carte blanche à la Alain Altinoglu, qui verra le chef entouré de Gérard Caussé, Nora Gubish et d'une dizaine d’instrumentistes de la jeune génération. Tout un symbole pour un festival qui peut désormais regarder l’avenir avec optimisme. Avec sa renaissance, l’Alsace redevient l’une des grandes destinations musicales de début d’été.
 
Alain Cochard
 

(1) Notre portrait de Gabriel Durliat pour le magazine Pianiste : pianiste.fr/gabriel-durliat-jeune-talent/ 

 
Colmar, Théâtre municipal, église Saint-Matthieu, Koïfhus, les 6 et 7 juillet 2023. Jusqu’au 14 juillet : festival-colmar.com/fr
 
Photo © b.fz-fic

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