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Festival Orgue en Charente – La cathédrale Saint-Pierre d'Angoulême en Musique

En septembre 2015, après plusieurs années de restauration, était réinauguré l'orgue Miocque–Beuchet-Debierre (1786-1965) de la cathédrale Saint-Pierre d'Angoulême (1). Pour 2016, en lieu et place du traditionnel Festival international d'Orgue en Charente, c'est un week-end Cathédrale en Musique que les Amis de l'Orgue de la Charente ont proposé, soit trois concerts, avec retransmission sur grand écran, donnés sur le seul orgue de tribune de Saint-Pierre, l'un des plus beaux instruments néoclassiques de France – sur une base XVIIIe des plus riches, fonds et anches notamment, dans un rare buffet Louis XVI –, inauguré en 1966 par Maurice Duruflé et Marie-Madeleine Duruflé-Chevalier.

François-Henri Houbart © DR
 
Le premier récital fit entendre François-Henri Houbart, titulaire depuis bientôt quarante ans à la Madeleine (Paris). Du lien puissant avec cette église et son orgue Cavaillé-Coll découle trop souvent l'idée que son domaine de prédilection serait le XIXe symphonique, ce qui n'est que partiellement vrai. Son goût de la musique ancienne, en particulier baroque allemande, n'a fait que s'affirmer au fil du temps et de sa discographie, jusqu'à sans doute constituer son jardin secret. Pour ce concert d'Angoulême, mettant à profit une palette instrumentale d'une authentique polyvalence, ce sont ces différents aspects de son répertoire que François-Henri Houbart s'est attaché à mettre en lumière. L'imposant Dialogue sur les grands jeux de Marchand, constituant à lui seul son Livre III, ouvrit le feu sur un tempo extraordinairement enlevé, comme pour la quasi-totalité du récital. Sachant que la difficile acoustique de la cathédrale d'Angoulême est conditionnée par la succession des coupoles de la nef (sans bas-côtés ni chapelles, fort heureusement, de sorte que la projection est toutefois exempte de distorsion), vitesse de jeu et puissance dynamique sont ici d'indéniables facteurs de risque.
 
Laissant libre cours à une énergie aussi spontanée et maîtrisée que réellement décoiffante, François-Henri Houbart prit donc le risque d'une certaine perte de lisibilité, au bénéfice de l'impact général, de la fougue d'un jeu impétueux et d'une instrumentation haute en couleur. Ainsi que l'on put le vérifier dans l'univers allemand : grand Praeludium en mi mineur BuxWV 142 et Canzona en ut majeur BuxWV 166 de Buxtehude ; Prélude et Fugue en ut mineur BWV 546 de J.S. Bach (fugue avec anches d'une rapidité saisissante, mais certainement au détriment de la pure polyphonie) – puis du répertoire Français romantique et symphonique : Boëly (Fantaisie et Fugue en si bémol majeur), Vierne (Intermezzo de la Troisième Symphonie, plus caustique et moderne que jamais), Widor (Finale – ce qui change des splendides Variations initiales – de la Sixième Symphonie : une tornade en fanfare). Au cœur du programme, telle une trêve suspendant, hors du temps, cette omniprésente énergie, Mozart fut un moment de grâce : Andante en fa majeur K. 616, de l'année ultime : 1791 – encore de style galant pour la forme et la manière, en réalité dramatique et bouleversant. Une simple Flûte de 4 pieds, un tempo résolument giusto, laissant goûter une infinie richesse d'articulation et d'ornementation pour une page d'une émotion désarmante. Une improvisation remarquable refermait ce concert survolté et sonore, occasion superbement saisie au vol, comme y invite l'exercice, de faire dans un langage contemporain et structuré un inventaire très musical des innombrables possibilités de timbres de l'instrument.
 
Le lendemain, le titulaire des lieux, Frédéric Ledroit, offrait un programme monumental et contrasté. En ouverture : Prélude et Triple Fugue en mi bémol BWV 552 de Bach (Clavier Übung III). Comme lors du récital de la veille, le tempo général extrêmement vif estompa sensiblement la lisibilité de la polyphonie (en particulier dans les sections intermédiaires du Prélude). Il se pourrait que les cloisons latérales, peintes en fausses pierre et d'un effet pas très heureux, ajoutées lors de la restauration pour dissimuler au regard l'importante extension de tuyauterie – l'orgue de 1965 ne pouvant bien entendu loger entièrement dans le buffet ancien – accentuent cette étrange sensation d'opulence enveloppante, de suramplification du fait de cet espace partiellement fermé, le son se condensant et heurtant l'arc de pierre supérieur avant de pouvoir se libérer vers la nef. D'autant que la puissance sonore, pour une œuvre d'aussi vastes dimensions, était en proportion (mais les « fameuses » cymbales Beuchet sont vraiment très aiguës et comme dissociées de toute fondamentale). Un défi à la raison, une tempête de l'esprit, mettant l'auditeur à genoux tout en le transportant dans un monde de passion – sans que jamais la maîtrise de jeu ne soit prise en défaut. Dans un univers esthétique tout différent, ce fut aussi le cas du triptyque de Marcel Dupré Évocation, l'un de ses chefs-d'œuvre du temps de guerre (1941) : grandiose et survolté, ne prenant certes pas le temps de goûter toutes les perspectives de l'œuvre, mais d'une efficacité dramatique acérée.
 

L'orgue Miocque–Beuchet-Debierre de la cathédrale Saint-Pierre d'Angoulême © DR
 
Le moment le plus attendu était la création mondiale des six sections de la Seconde Partie de la Passion du Christ selon saint Jean de Frédéric Ledroit : Voici l'homme – Ils prennent Jésus – Golgotha – Ténèbres Il en jaillit du sang et de l'eau – Au tombeau de Jésus. De vastes dimensions, cet Opus 57 de pleine maturité, où souffle ardent et Gravität se tempèrent et se complètent, existe d'ores et déjà sous trois formes : orgue avec lecture du texte alterné – version entendue ce 24 septembre, Séverin Legras étant le narrateur ; orgue, double chœur et cinq solistes ; enfin grand orchestre, double chœur et cinq solistes. Commencé aussitôt après la création de son Requiem op. 50 (2), l'ouvrage – quatre années de la vie du compositeur – convie à une immersion au plus profond du texte de la Passion préféré de Ledroit. On notera que l'Évangile de Jean, particularité essentielle de l'œuvre et sans doute unique, est mis en musique dans sa version française – la répartition du rôle de l'Évangéliste, notamment, se faisant sur trois voix successives : alto, mezzo et soprano, de l'ombre vers la lumière, de la Passion vers la Résurrection annoncée. D'une extrême concentration, non moins passionné que dans Bach ou Dupré mais ici d'une puissance rigoureusement proportionnée au drame et à sa narration, Frédéric Ledroit n'aurait pu mettre plus de sobre intensité et de féconde humanité dans l'interprétation réellement prenante de sa musique, personnelle de style et d'une constante et vive inspiration.
 
Si cette version pour orgue seul a pu sembler d'une « modernité » moins ouvertement saisissante que le Requiem de 2012 – mais la version avec voix solistes et chœur ne pourra que sonner très différemment –, l'orgue, puisque tout est encore entre les mains du seul compositeur-interprète, confère au drame une lumineuse et spirituelle intimité, y compris dans les déploiements extrêmes et fulgurants. La réception par un public intensément à l'écoute témoigna à cet égard, de manière plus que sensible, d'une formidable empathie. Dans l'attente de la création de la grande version avec orchestre et voix, cette première audition restera dans le parcours de l'œuvre un moment unique – celui où le musicien se sera livré aussi entièrement que sereinement à travers une musique engageant tout son être.
 
Le lendemain, une conférence (3) de Florent Gaillard, juriste et historien, conservateur des Archives Municipales et membre de l'Académie d'Angoumois, lança un pont entre France et Nouveau Monde : Quand New York s'appelait Angoulême. En 1524, ayant traversé l'Atlantique à bord de la caravelle « la Dauphine », Giovanni da Verrazzano (Jean de Verrazane pour la cour de France) donnait à l'emplacement de la future ville de New York – au nom du roi de France François Ier, natif de Cognac, dont le père et le grand-père reposent dans la cathédrale d'Angoulême – le nom de « Terre d'Angoulême », bien avant que les Hollandais n'y créent la Nouvelle Amsterdam… Cette conférence vive et passionnante faisait suite à celle donnée par Florent Gaillard en avril dernier à New York, à la Représentation permanente de l’Organisation internationale de la Francophonie, à l'invitation de l'American Society of Le Souvenir Français : un pan méconnu de l'histoire de la Nouvelle France au sens large.
 
La Nouvelle France fut également à l'honneur avec le récital de Jean-Guy Proulx qui s'ensuivit. Organiste de la cathédrale Saint-Germain de Rimouski, sur la rive sud du bas Saint-Laurent (où il a créé une Académie internationale d'orgue et de clavecin), longtemps professeur d'orgue au Conservatoire de la ville de Québec, celui-ci offrit un programme pour l'essentiel français complétant à merveille les deux récitals précédents en termes de répertoire. À la Pièce héroïque de Franck, où d'emblée s'imposèrent les lignes de force du jeu du musicien : priorité au chant et à la poésie des timbres, sans renier un instant l'essentielle composante rythmique et le caractère épique de l'œuvre, répondit tout d'abord l'essentiel de la Messe du Deuxième ton de Nivers, pour la saveur des meslanges français du XVIIe.
 
Partie prenante dans l'enregistrement intégral des Symphonies de Vierne (en l'occurrence la Cinquième) à Saint-Jean-Baptiste de Montréal en 1987 (REM, Lyon), il a depuis participé à celui des Symphonies de Widor (1996-1997, XXI-21 Productions) gravées exclusivement sur des orgues du grand facteur canadien Casavant, offrant les Première et Quatrième sur son orgue de Rimouski (1921, relevé par Guilbault-Thérien en 1979). De cette Quatrième de Widor, Jean-Guy Proulx fit entendre le délicieux Andante cantabile : si l'énergie et la passion caractérisaient les récitals Houbart et Ledroit, sans exclusive naturellement, nul doute que l'émotion poétique fut la qualité dominante de celui de Jean-Guy Proulx – qui à travers les couleurs de l'orgue d'Angoulême sut étonnamment évoquer celles d'un Casavant… À tel point que, moment rare et troublant pour l'interprète, les applaudissements du public ne voulaient cesser, en cours de récital, l'impact émotionnel immédiat s'étant révélé d'une absolue sincérité. On ne dira jamais assez combien le retour du public vers l'interprète est un élément clé du climat d'un concert. Celui d'Angoulême offrit ce jour-là au musicien, de son propre aveu, l'une des grandes joies de son parcours de concertiste.
 
Il fallait aussi honorer l'orgue québécois. Atemporelle de style et d'une écoute aisément séduisante, l'Ode de Denis Bédart (né en 1950), organiste et directeur de la musique à la cathédrale Holy Rosary de Vancouver, membre des Mélodistes Indépendants « pour une musique moderne accessible », y pourvut, ainsi que le Choral orné sur le Pater Noster grégorien d'Antoine Reboulot (1914-2002), passé en 1967 de la tribune parisienne de Saint-Germain-des-Prés à la Belle Province – Jean-Guy Proulx, qui fut son élève au Québec, a enregistré son œuvre pour orgue (Fonovox, 1997). Retour au répertoire français en clôture de ce poétique et chaleureux récital avec celui qui fut le premier grand virtuose français à se produire au Canada et aux États-Unis : Alexandre Guilmant – paisible Pastorale et brillant Final de la Première Sonate –, puis en bis une belle rareté : la Toccata op. 23 de Fernand de la Tombelle (1854-1928), qui à la fin du XIXe siècle fut à la Trinité suppléant de Guilmant quand le maître partait en tournée outre-Atlantique. On y perçoit comme un hommage à Widor – presque du Widor, plus léger, entre le Finale de la Deuxième et la Toccata de la Cinquième Symphonies du titulaire de Saint-Sulpice.
 
Michel Roubinet

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 Cathédrale Saint-Pierre d'Angoulême, 23, 24 et 25 septembre 2016
 
 
(1) Trois questions à Frédéric Ledroit, organiste titulaire de la cathédrale Saint-Pierre d'Angoulême
www.concertclassic.com/article/trois-questions-frederic-ledroit-organiste-titulaire-de-la-cathedrale-saint-pierre
 
(2) Création à Paris du Requiem de Frédéric Ledroit (église de la Madeleine, 24 juin 2012), enregistré au même moment (CD Skarbo DSK2137)
www.concertclassic.com/article/creation-du-requiem-de-frederic-ledroit-entre-fulgurance-et-interiorite-compte-rendu
 
(3Quand New York s'appelait Angoulême
frenchmorning.com/conference-passe-francais-de-new-york/
www.souvenirfrancais-usa.org/eventsprogramme-des-activites/
newyorkcity.blogs.sudouest.fr/archive/2014/09/02/quand-new-york-s-appelait-nouvelle-angouleme-1026081.html
 
 
Sites Internet :
 
Les Amis de l'Orgue de la Charente
www.orgue-en-charente.fr
 
Frédéric Ledroit
www.fredericledroit.fr
 
François-Henri Houbart
www.leparisdesorgues.fr/organistes/houbart-françois-henri/
 
Jean-Guy Proulx
www.encyclopediecanadienne.ca/fr/article/proulx-jean-guy/
www.erudit.org/revue/urces/1990/v/n29/025613ar.pdf
 
Photo Frédéric Ledroit © DR
 

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