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Festival Toulouse les Orgues 2022 – Réalité augmentée – Compte-rendu

 
 
Éclectisme, maître mot de Toulouse les Orgues, le public allant de surprise en Surprises ! Aux classiques répond une curiosité sans cesse stimulée : innovation, rareté (dont un dialogue orgue et thérémine), création. Et le traditionnel ciné-concert, cette année à la Daurade : Finis terrae (1929) de Jean Epstein, avec Gabriele Agrimonti. Ouverte avec Trompette héroïque de Romain Leleu et Jean-Baptiste Robin, la 27édition offrait, versant classiques, tant un programme Bach de Bernard Foccroulle qu'une soirée Franck et Liszt par Nathan Laube, Els Biesemans (à l'orgue Puget de Notre-Dame-du-Taur qui va être restauré) y ajoutant Jongen. Franck fut honoré à Saint-Sernin par Michel Bouvard, titulaire et cofondateur du Festival en 1996 : les Trois Chorals, concert commenté fêtant la parution de son intégrale Franck, naturellement gravée à Saint-Sernin (1).
 
L’Orgue du Voyage
 
Le deuxième week-end devait s'ouvrir sur un événement très attendu : la présentation de l'Explorateur (2), orgue modulaire transportable d'Yves Rechsteiner, directeur artistique de TLO (3 claviers et pédalier, 12 rangs de tuyaux pour plus de 30 jeux [système Unit], 17 modules, 730 tuyaux). Dû à une bifurcation technologique presque de dernière minute (contrôle programmable de la pression de l'air pour chaque tuyau), un retard dans la finalisation de l'instrument a empêché sa présence au Festival 2022.
 
Par chance, Jean-Baptiste Monnot et son Orgue du Voyage (82ème sortie !, après un périple jusqu'à Oslo durant l'été) étaient disponibles. L'orgue modulaire, exception française : premier construit, l'Orgue du Voyage a inspiré les suivants, le Gulliver des Frères Robert pour Henri-Franck Beaupérin, entendu à TLO en 2021, et l'Explorateur (un « modulaire » existe en Italie, mais moins aisément transportable) – tous précédés, en termes de conception, par l'Orgue à structure variable de Jean Guillou, de grande ampleur et de ce fait non encore réalisé (coût global et de maintenance seraient à une autre échelle). Bientôt prêt, l'Explorateur devrait retentir en novembre lors d'un spectacle de Lise Pauton (RaieManta Compagnie), à Amiens puis à Lille (3).
 

Yves Rechsteiner © J.M. Aspe

 
Fougue et apparat sonore
 

Au Gesu, siège de TLO, c'est donc l'Orgue du Voyage – sonnant admirablement : une personnalité musicale affirmée et polyvalente – qui sauva in extremis une soirée résumant à elle seule l'éclectisme de TLO : Yves Rechsteiner transcrivant Bach (musiques pour violoncelle/violon solos utilisées pour Bach Metamorphosis, RaieManta Compagnie) ; Benjamin Righetti dans sa Venezianità puis Bach et Haendel transcrits, avec fougue et apparat sonore ! ; un autre monde, raffiné, évocateur : Memory de Pascal Dusapin et Intermezzo (carrousel fantasmatique) de Jehan Alain par Yoann Tardivel, désormais professeur d'orgue au CRR de Toulouse ; improvisation par Loriane Llorca et Valentin Laborde à la vielle à roue électro-acoustique, insaisissable et intriguant ; enfin Hervé Suhubiette, voix et diction toutes d'esprit, chanta Jacques Higelin sur l'orgue inventif, virtuose et librement concertant d'Yves Rechsteiner. Une soirée rare, grisante.
 

Alma Bettencourt © Nico Olivier
 
Entendue au Concours de composition de Saint-Sulpice et au Festival Paris des Orgues, Alma Bettencourt ouvrit en matinée, à l'orgue Daldosso du Salin, la journée contrastée du samedi : Casse-Noisette de Tchaïkovski, qui s'épanouit à l'orgue. De beaux moments, pleins de vie et de couleurs, d'autres légèrement moins toniques, le tout très séduisant de la part d'une concertiste d'ores et déjà aguerrie et d'un bel aplomb, à dix-huit ans !
 
Création mondiale  de Vie(s) de Marie – 14 fois l'Annonciation de Jacques Lenot à Saint-Pierre-des-Chartreux © J.M. Aspe

Orgue en réalité augmentée
 
L'après-midi, à Saint-Pierre-des-Chartreux et en création mondiale : Vie(s) de Marie – 14 fois l'Annonciation, cycle monumental de Jacques Lenot (photo à dr.) conçu pour orgue et électronique en temps réel, donc sans que la partie soliste soit viable seule, la surdimension « orgue en réalité augmentée » étant consubstantielle à l'esprit et à la réalisation du cycle. Le compositeur, qui reconnaît ne pas s'intéresser à l'orgue en tant que tel mais qui a beaucoup écrit pour lui en vrai connaisseur (sans indiquer de registrations, seulement des hauteurs, assorties de nuances précises – suggérant implicitement des couleurs – et de tempos impératifs), n'avait pas en tête un orgue a priori ancien : le cycle pourrait, autrement, sonner sur des orgues d'esthétiques différentes. C'est l'interprète, Jean-Christophe Revel, qui a proposé la merveille XVIIdes Chartreux, lui-même évoluant entre musique ancienne (dont il dirige le département au CRR de Paris) et musique contemporaine : depuis bientôt trente ans, il crée et grave l'œuvre d'orgue de Jacques Lenot, à l'instar du Troisième Livre (d'après Rilke, Cavaillé-Coll de Royaumont) qui paraît chez L'Oiseau prophète (4), après Suppliques (cathédrale de Chambéry, Intrada, 2013) et Le Livre des Dédicaces (cathédrale de Belfort, L'Oiseau prophète, 2016). Le programme alternait Annonciation(s) et pièces anciennes, écho du CD de Jean-Christophe Revel (5) Dernières lueurs du Grand Siècle (Second livre, 1714, d'André Raison) tout juste sorti chez Paraty (cathédrale d'Auch, dont Revel est titulaire). Troisième composante : des textes du XVIIextraits de la Bible de Port-Royal, lus par la soprano Ana Escudero (Uruguay), également interprète de pièces vocales de grande tenue – Raison (noëls, Magnificat), Frescobaldi et Monteverdi – dont le Pianto della Madonna, apogée dramatique de la partie chantée.
 

Jean-Christophe Revel © Bruno Blais
 
Peinture et musique

Ces 14 fois l'Annonciation se réfèrent à un choix de tableaux commentés par l'historien de l'art Daniel Arasse (1944-2003) dans un livre magnifique : L'Annonciation italienne – ici de Piero della Francesca, Fra Angelico, le Pérugin, Botticelli ou Léonard de Vinci au Tintoret, Pontormo ou Michel-Ange. On rêverait de réentendre, de nuit, le cycle avec projection des peintures, afin de pouvoir, tous sens mêlés, ressentir le lien intime entre œuvre picturale et musique – celle-ci ne se voulant ni illustration, ni commentaire ou traduction sonore, mais reflet sensible stimulant l'imaginaire.
 
Des micros à spectre étroit étant disposés dans l'instrument, à même d'isoler les parties et ainsi d'agir sur tel plan de l'orgue, la « réalisation d'informatique musicale » confiée à Étienne Démoulin (photo à g.) – qui a travaillé pour l'Ircam – laisse une part de liberté dans un cadre strictement défini (entrées et fins précisément indiquées en regard de la partie d'orgue), mettant à profit, outre le travail en temps réel sur les sonorités de l'orgue, diverses données importées et retravaillées (cloches de Santa Croce et du Duomo de Florence, chants orthodoxes…), jusqu'à brouiller complètement, pour l'auditeur, l'origine de la source sonore. Une authentique aventure, grand format, indescriptible tant sur le plan formel que strictement sonore. Cette œuvre protéiforme à intervenants multiples submerge l'auditeur de perceptions contrastées usant du temps et des couleurs de mille manières, et qui sera littéralement réinventée lorsqu'elle sera redonnée – ou fera l'objet d'un enregistrement sur un orgue dont l'esthétique n'est pas encore déterminée, une autre aventure.
 

L'Ensemble Alkymia ( dir. Mariana Delgadillo) © TLO

 
Sucreries

Dans la mouvance des Chemins du Baroque de naguère mais par une formation plus intimiste que l'Ensemble Elyma de Gabriel Garrido, Sucreries, en soirée dans le chœur de la cathédrale Saint-Étienne (réceptacle bien vaste, handicap magnifiquement surmonté et obligeant un public dense à une écoute d'une vive attention), fit découvrir la « musique baroque et traditionnelle de la ville de Sucre (Bolivie) » par l'Ensemble Alkymia, dirigé par Mariana Delgadillo. Quatre sopranos, mezzo, alto, ténor et basse, accompagnés d'un quatuor émérite : Florent Marie (théorbe, guitare baroque), Julien Pellegrini (percussions, vitales dans un tel programme), Catherine Arnoux (viole de gambe), Kazuya Gunki (clavecin et orgue positif). Syncrétisme, ou mélange de sacré : celui des colons européens, et de profane – autrement dit le sacré des colonisés : une infinie variété, des pages solistes (la guitare baroque seule sous la haute voûte, superbe !) aux ensembles survoltés, dont l'envoûtant ¡ Salga el torillo hosquillo ! de Diego de Salazar. Une tradition poursuivie jusqu'à nos jours, pour preuve l'émouvant Soledad de Siméon Roncal (1870-1953), l'un des pères de la cueca bolivienne, danse identitaire de l'Amérique latine, pièce redonnée en bis devant un public conquis. 

 

 Louis-Noël Bestion de Camboulas © Jean-Baptiste Millot

Vivante perfection
 
Après un spectacle jeune public au Gesu sur le thème de Hansel et Gretel par Baptiste Genniaux et Vincent Dubus, le dernier concert du week-end fut un vrai tour de force. Prévu à l'Auditorium Saint-Pierre-des-Cuisines avec l'Explorateur – cependant que l'Orgue du Voyage avait regagné sa Normandie pour un autre concert –, TLO dut déplacer Bach inspire Mozart à la Daurade. Une autre acoustique, un autre orgue, sur sa haute tribune où, latéralement et sans doute inconfortablement sur le plan de l'écoute, prirent place les cordes, merveilleusement sonores : Louis-Noël Bestion de Camboulas aux claviers et son ensemble Les Surprises proposaient un choix parmi les œuvres du double CD à paraître le 21 octobre chez Harmonia Mundi : « An Unexpected Mozart ». Adagio K. 546 en exergue (sans la fugue), Adagio K. 356 pour harmonica de verre (orgue seul), deux pages d'après Bach, la sublime Fantaisie en fa mineur K. 608, bouleversante d'intensité, de clarté et d'incandescente grandeur – une vivante perfection comme au disque chez les plus talentueux et inspirés, mais ici en concert et au prix de mille risques ! –, le tout alternant avec un choix de Sonates d'église pour orgue et cordes, parfaitement équilibrés, dont les plus concertantes, telle la K. 336 et son impétueuse cadence. En seconde partie, vertigineusement ébouriffante, musicalement subjuguante, de hardiesse et de souveraine beauté : Sinfonia et premier choral de la Cantate BWV 146, Sinfonia de la BWV 188, soit trois mouvements devenus au fil des transcriptions de Bach lui-même son célèbre Concerto BWV 1052 pour clavier. Prodigieux !
 
Michel Roubinet

 

27ème Festival Toulouse les Orgues, du 5 au 16 octobre 2022 – concerts des 7, 8 et 9 octobre 2022
toulouse-les-orgues.org/festival/programmation/
toulouse-les-orgues.org/actualites/idees-de-parcours-pour-profiter-du-festival-3/
 
 
(1) César Franck, L'Œuvre d'orgue (les « Douze Pièces ») par Michel Bouvard – La Dolce Volta, 2022
www.ladolcevolta.com/flipbook/LDV113-4/
 

 
À noter qu'en cette année Franck ont paru plusieurs intégrales : Olivier Vernet à l'orgue Cavaillé-Coll de Saint-Étienne de Caen (Ligia Digital) ; Jean-Luc Thellin à celui de Bécon-Courbevoie et à l'orgue Schyven de la Salle Philharmonique de Liège (By Classique) ; D'un clavier à l'autre : Bart Verheyen, Cindy Castillo et Joris Verdin (qui avait déjà gravé une intégrale pour Ricercar en 1999) aux orgues de Notre-Dame d'Épernay et du Temple Neuf de Strasbourg (Musique en Wallonie) – également qu'un coffret Franck (16 CD) doit paraître autour du 20 octobre chez Warner Classics, avec notamment la seconde intégrale de Marie-Claire Alain (Caen,1995).
 
(2) Yves Rechsteiner, « L'Explorateur – Un orgue à tuyaux, transportable en tous lieux ».
orguelexplorateur.com/#H1
 
(3V(ou)ivres : création le 11 novembre 2022 au Cirque Jules Verne d’Amiens – Pôle National Cirque et Arts de la Rue ; reprise le 22 novembre 22 novembre au Prato – Pôle National Cirque de Lille.
https://raiemantacompagnie.fr/portfolio/vouivres/

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Photo : Jacques Lenot et Etienne Démoulin © DR

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