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« FrancenDanses » au Théâtre des Champs-Elysées – Beau florilège – Compte-rendu

 

Un petit tour de France en chaussons (ou presque, les danseurs d’Angelin Preljocaj étant pieds nus), quelle jolie perspective ! Car l’occasion est rare de vérifier qu’il existe encore des danseurs de technique, sinon de style classique, dans l’hexagone, alors qu’une avant-garde prétentieuse et moins exigeante gagne souvent du terrain. Certes il manquait le magnifique Ballet de Toulouse, ceux d’Avignon et de Nice, plus modestes, mais de l’Alsace à Bordeaux et d’Aix-en-Provence à Paris, le panorama était nourri.
Naturellement, les productions Sarfati, qui proposaient cette réjouissante revue, n’ont pu faire venir les troupes elles-mêmes pour quelques extraits ou courts ballets. C’est donc plutôt à des solistes, et à quelques chorégraphes que l’on s’est trouvé confronté. De façon plus que convaincante, mais sans évidemment pouvoir prendre la mesure des compagnies. Le choix n’en fut pas moins riche, puisque Angelin Preljocaj proposait du Preljocaj, Bruno Bouché à l’Opéra du Rhin, du Bouché, et aussi du Martin Chaix, qu’Eric Quilleré, pour l’Opéra de Bordeaux affichait du Sol Léon & Paul Lightfoot, et que José Martinez en seigneur de l’Opéra de Paris s’en tenait à Balanchine.
 
Beauté, rigueur et tendresse
 
L’extrait de Giselle, venu du Ballet du Rhin et chorégraphié par Martin Chaix, dont on a vu l’an passé le travail pour Ma Mère l’Oye destiné à l’Ecole de Danse du Ballet de l’Opéra de Paris, ouvrait la soirée sur un pas de deux d’une extrême délicatesse, avec de superbes envolées, et des portés originaux. Mais la vision proposée était fragmentaire bien évidemment, la Willi ayant perdu ses ailes et un peu de son sens, qui serait plus évident si l’on voyait le ballet entier. Heureusement la finesse expressive d’Ana Enriquez, la prestance de son partenaire Avery Reiners, aux sauts larges et puissants, ont d’emblée donné le la, celui d’une danse qui se pratique en beauté, en rigueur, en tendresse. Même qualité de grâce éclairée pour l’autre pièce dansée par ces deux interprètes, On the nature of Daylight , conçue par Bruno Bouché sur une musique de Max Richter, qui séduisait par sa fluidité, sa poésie.
 

Who cares (chor. G. Balanchine) © Agathe Poupeney
 
 Petit bijou pétillant
 

Who cares, porté par la musique de Gershwin, avait été choisi pour finir sur une tonique bouffée d’air new yorkais, avec les tours de Manhattan comme décor : cette pièce vivante, allurée, chicissime comme savait le faire Balanchine, est l’un de ces petits bijoux pétillants, comme The Concert, de Robbins, que l’Opéra de Paris a dans ses chaussons, et les interprètes n’étaient pas des moindres, avec un Mathieu Ganio inoxydable, face aux trois pin-up incarnées par Dorothée Gilbert, Valentine Colasante (la plus jazzy) et Hannah O’Neill . Encore qu’il manque un peu de glamour à nos parfaites ballerines. Quant à Ganio, le plus beau danseur de l’Opéra à ce jour, il n’est pas Gene Kelly. Mais Gershwin est Gershwin, et demeure un bain de jouvence.   

 

Gravité (chor. Angelin Preljocaj) © J.C. Carbonne

Diable de magicien !
 
De Gravité, sur le Concerto pour piano n° 1 de Chostakovitch, on a déjà dit (1) combien sa fabuleuse descente dans l’intimité des corps représentait un tour de force, bien dans cette étonnant climat de suspension sensuelle que pratique Preljocaj, comme nul autre. On est fasciné par cette quête intime qui parvient pourtant à rester perceptible pour le spectateur. Une vraie fusion s’opère et il est étrange de ressentir que si les danseurs contemporains sont presque toujours dans des tenues légères et épurées, ceux de Preljocaj, même vêtus de la même façon, ont l’air déshabillés ! Diable de magicien que ce chorégraphe à part, décidément, servi par une troupe fidèle, ici composée de Mirea Delogu, Antoine Dubois, Clara Freschel, Baptiste Coissieu, transfigurés par l’enjeu.
 

Softly, a I leave you (chor. Sol Léon & Paul Lightfoot) © Pierre Planchenault
 
Tel un avatar de l’Annonciation
 
Mais on aura eu un faible pour la pièce extraordinaire proposée par l’Opéra de Bordeaux, Softly, as I leave you, avec deux danseurs fascinants, Hélène Bernadou, d’une intensité et d’une beauté qui happent, et le superbe Kylian Tilagone, dont la carrure et la façon de découper la scène et de s’y imposer par ses enroulements, donnent un vrai choc. La chorégraphie, signée du duo Sol Léon & Paul Lightfoot, montre d’abord une silhouette féminine comme emprisonnée dans une boîte, et qui se cogne la tête et les jambes contre les parois. Angoissant. Puis apparaît l’homme avec lequel un duo passionné autant que distant s’engage, et tandis qu’en extraits, Bach, sa 3e Suite pour orchestre et Arvo Pärt, la Berliner Messe, se succèdent en fond sonore, on se dit qu’on assiste à un avatar de l’Annonciation, comme si un ange venait arracher la vierge à  son tourment, et fusionnait avec elle dans l’attente de quelque mystère. Si les deux chorégraphes sont parfois comparés à Jiri Kylian, pour la parlante complexité de leurs mouvements, ils sont ici largement à sa hauteur et le public l’a fait savoir lorsque tous les participants de la soirée sont venus recueillir les applaudissements d’une salle très séduite, et mieux encore, conquise. Le ballet français a donné là des signes de très bonne santé.
 
Jacqueline Thuilleux
 

(1) www.concertclassic.com/article/gravite-par-le-ballet-preljocaj-la-subtilite-de-la-pesanteur-compte-rendu

Paris, Théâtre des Champs-Elysées, le 11 mars 2024
 
Giselle
© Agathe Poupeney 

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