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Hellerau ou l’âge d’or de la rythmique - Une utopie qui dure

 
A l’heure où le Festival de Dresde (du 5 mai au 5 juin 2016), jouant sur tous ses tableaux, ouvre au Ballet Cullberg la scène historique de Hellerau, voici un livre peu banal, Le rythme, une révolution – Emile Jaques-Dalcroze à Hellerau (ouvrage collectif sous la direction de Claire Kuschnig et Anne Pellois, en collaboration avec Martine Jaques-Dalcroze pour la Fondation Emile Jaques-Dalcroze,  Editions Slatkine, 2015), qui lève le voile sur un pan méconnu de la culture européenne, un moment très bref de son histoire mais révélateur d’un état d’esprit omniprésent au début du XXe siècle et dont les ramifications continuent discrètement de se déployer : remontant l’histoire du Festspielhaus de Hellerau (photo), avec ses résurgences contemporaines, l’ouvrage de Claire Kuschnig et Anne Pellois montre toutes les facettes d’un mouvement social, architectural, philosophique, écologiste, théâtral, plastique, dont on a tendance à sous-estimer l’importance, tant elle s’est faite souterraine, mais demeure bien présente. Au cœur de ce mouvement polyvalent, bizarrement, le mouvement, et sa magie salvatrice, le rythme, que le Suisse Emile Jaques-Dalcroze, maître à penser de cette nouvelle réforme dès les années 1900, fit rayonner ensuite à partir de Hellerau. Un concept dont la danse contemporaine s’est saisie jusqu’à ce jour pour en faire un de ses axes, avec le culte du pied nu, autre credo. Etayé de multiples témoignages de  musiciens, comédiens, et bien sûr rythmiciens et chorégraphes actuels, foule d’informations précises, regard synthétique éclairé, le livre est une mine d’informations pour le lieu et son histoire, une grille de lecture pour son temps.
 
Les intellectuels français, pourtant, connaissent mal cette aventure, et les voyageurs-touristes, fascinés par la Venise de l’Elbe, ne pensent guère à pousser jusqu’à cette petite cité-jardin, à 6 km de  l’orgueilleuse capitale du titan Auguste le Fort, prince-électeur et roi de Pologne, la splendide Dresde, riche de son énorme Frauenkirche et de ses trésors d’orfèvrerie délirante. Hellerau, avec son Festspielhaus à échelle humaine, construit en 1911, ne fut elle ni emblème de pouvoir ni de richesse, mais un rêve, une utopie, partagée par une kyrielle de grands esprits du temps, et quelque chose de subtil demeure aujourd’hui de cette histoire passionnelle, croisement de visions d’humanistes qui voulaient refaire le monde et redonner à l’homme le sens de sa vraie nature. Alors que les fabuleuses collections de porcelaines de Meissen dormaient sagement dans les palais saxons, le tournant du XXe siècle levait quantité d’inhibitions, et nombreux furent les soldats de ce qui se voulait une libération, malheureusement très vite brisée par la tourmente de 14-18, qui balaya ces élans.
 
Le lieu heureusement demeure, et il est unique par la pureté de ses formes austères et par la complexité de la pensée architecturale et théâtrale qui l’anima, à commencer par celle d’Adolphe Appia (1862-1928), grand artisan de la révolution des arts scéniques, et déjà persuadé dès 1895 de la nécessité d’une gymnastique musicale pour éclairer le jeu de l’acteur. Un peu à l’écart de la cité, comme un temple vers lequel on irait en dépouillant ses vieux habits, le petit édifice de 400 places pourrait porter sur son fronton : « Ici on quitte ses codes et ses contraintes mentales ». Mais non, il y a juste le yin et le yang, imbriqués dans leur cercle, ce signe de l’antique sagesse, qui dépasse les clivages. A l’intérieur, une vraie « Cathédrale de lumière » éclairée de grandes baies, où tout est modulable, y compris gradins et fosse d’orchestre.

Emile Jaques-Dalcroze © PR Hellerau
 
Contraste d’ailleurs étonnant que celui de ces lignes spartiates avec la vivacité chaleureuse du message d’Emile Jaques-Dalcroze, le malicieux musicien et pédagogue vaudois qui en fut l’âme puisque le bâtiment fut construit pour y implanter son Institut de Rythmique, d’où rayonna autour de sa personnalité charismatique la fameuse Danse rythmique, dont l’avenir serait aussi profond que discret. Au passage, on souligne la qualité de ce compositeur oublié en France, élève agité de Bruckner à Vienne, lequel le chassa de sa classe, mais dont les quelques 1200 mélodies ont imprégné la mémoire collective des suisses romands, au point que le nom de l’auteur s’en est effacé, sans parler d’une œuvre lyrique et instrumentale d’importance.
 
Comment définir la rythmique ? Pas vraiment un art mais une méthode pour mieux exister et retrouver les messages du corps, trop longtemps bridé par les interdits, les vêtements contraignants, et au XIXe siècle l’industrialisation et ses bruits. La rythmique ne se veut pas technique chorégraphique, et même si de nombreux spectacles suivront sa mise en place, notamment à Hellerau, elle n’est pas vraiment faite pour être observée, mais pratiquée, vécue. Elle ne se réfère pas à des concepts esthétiques ou plastiques, mais à une recherche de la vérité émotionnelle par le retour au rythme originel, que chacun doit ressentir, « une perception physique de la musique et de son mouvement  qui va de pair avec la découverte de la corporalité de la musique » écrivent les deux auteurs. Un message porteur d’une incontestable dimension pédagogique. Bien au contraire de la danse classique, qui, elle ne peut être facilement intégrée dans un cursus quotidien, car elle représente un  engagement quasi monastique et surtout, avec le respect que l’on doit à ce sublimé de mouvement, elle ne prétend nullement à l’épanouissement de l’individu mais à son paraître maximum, le brisant, le déformant, le torturant pour le faire renaître sous une forme sublimée, à laquelle seuls les plus grands talents savent donner de l’expressivité.
 
Voici ce qu’écrit de la nouvelle discipline Alfred Berthold, biographe d’Emile Jaques-Dalcroze : «  Les exercices de gymnastique rythmique tendent à éliminer l’intervention de muscles inutiles au mouvement accompli, à développer l’attention, la volonté…Cette technique encourage à la fois l’éveil des instincts naturels, des élans primesautiers et la maîtrise de soi…L’ordre s’instaure dans la liberté, et la liberté dans l’ordre ». Et pour Jaques-Dalcroze, qui a bien du mal à imposer son système notamment au Conservatoire de Genève, où on le qualifie de « singeries », et pire,  « de retour à la décadence romaine »,  elle est « recherche d’une musique intégrale où tout ce qui est rythme et mouvement, a sa source en notre organisme ». Et se doit d’être d’abord une expérience personnelle.
 
Indiscutablement un retour à l’antique, que les cultures germaniques, scandinave et suisse ressentiront plus fortement que les pays latins, pourtant source de cette vision d’un homme en harmonie avec la nature, et les spectacles de 1912, puis 1913 à Hellerau avec Echo et Narcisse (musique de Jaques-Dalcroze) et Orphée et Eurydice de Gluck témoignent de cet amour de la tunique. Le plein air, le pied nu qui foule l’herbe, le petit chignon lâche pour les danseuses, un vrai rêve de bergers d’Arcadie. Il y a du Rousseau chez Dalcroze, son compatriote. Conceptions dont quelques éléments seront plus tard récupérés et dévoyés par l’écofascisme des nazis, prônant le retour à la terre comme un refus de l’abâtardissement de la race par l’apport étranger, censé pourrir les villes. Jaques-Dalcroze, lui, n’est qu’amour de l’homme, sans le moindre ostracisme, tandis que son disciple d’un temps, Rolf Laban, après avoir travaillé avec lui à Dresde, participera grâce à l’appui de Goebbels à l’organisation des Jeux de Berlin en 1936 ! Laban aura aussi été le maître de la grande  Mary Wigman, prêtresse de la nouvelle danse allemande, et initialement formée aux idées dalcroziennes.  

© Stephan Floss 

Hellerau, reflet et creuset des remises en questions de l’époque, s’inscrit à côté d’initiatives multiples, dans sa quête de vérité en réaction aux performances élitistes et corporelles. Peu auparavant ont surgi le Théâtre du Peuple à Bussang dans les Vosges (1895), celui du Jorat à Mézières près de Lausanne (1908), bientôt va s’élever au sud de Bâle le Goetheaneum (1913), temple de l’eurythmie prônée par  l’anthroposophe Rudolf Steiner. Et sur le tout nouveau Théâtre des Champs-Elysées (1913), marqué par le nouvel académisme du matériau moderne, les bas reliefs de Bourdelle s’inspireront des figures d’Isadora Duncan et de Nijinski. Pierre de Coubertin vient de réveiller les Olympiades grecques, Lord Baden-Powell crée le scoutisme. Dans le vêtement féminin, le corset est encore de mise, mais il va bientôt disparaître, et la femme respirera enfin ! Et Isadora Duncan, après Loïe Fuller,  agite ses voiles et  tente de faire du corps un instrument exprimant les joies de l’âme et de l’esprit, à partir d’un enseignement commençant par la gymnastique et s’achevant par la danse. Après les déceptions du Jugensdstil, les objets du quotidien, artisanaux ou industriels imposent leur noblesse, notamment avec le mouvement du Werkbund .
 
L’aventure de Hellerau, née par le vouloir de Karl Schmidt, artisan du bois – emblématique activité  – qui créa ainsi la première cité-jardin d’Allemagne, exemple de ce mouvement initié par l’Anglais Howard et qui allait se répandre dans toute l’Europe, est, elle, plus spécifiquement liée à la danse, ou tout au moins au mouvement libérateur du corps. Certes le ballet classique n’est pas mort à l’époque, mais il bat de l’aile et va être heureusement régénéré par l’influence russe des Ballets de Diaghilev, dont le joyau, Nijinski, se coupera à son tour par des créations révolutionnaires après avoir été le représentant le plus fabuleux de la technique classique. Comme s’il avait atteint un point de non retour. L’essentiel de ce qui portera la révolution chorégraphique du XXe siècle prend sa source dans les piétinements des danseurs du Sacre du Printemps, et les coups de boutoir avec lesquels la musique de Stravinsky balaie les convenances musicales.
 
Jaques-Dalcroze, arrivé avec ses théories de mieux-être de l’individu, sera au début un peu débordé par l’idéalisme exacerbé, voire métaphysique, de ceux qui s’enflamment pour son œuvre, principalement Wolf Dohrn, mécène, théoricien et créateur du lieu en lequel il voit l’émergence d’un art social, mais il ne résistera pas à leur enthousiasme et donnera à sa mission un sens plus large encore : « A Hellerau, il s’agirait de créer une vie organique, d’harmoniser, grâce à une éducation spéciale, le pays et ses habitants, de créer par le rythme une architecture morale et esthétique identique à celle de vos maisons, d’élever le rythme à la hauteur d’une institution sociale… ».  Le Festspielhaus donc, pousse en 1909, grâce à une poignée d’idéalistes possédés par l’amour du peuple et de son épanouissement : Jaques-Dalcroze qui, lui, recherche surtout la vérité du corps, a semé partout sa bonne parole grâce à des démonstrations et des conférences, et provoque là-bas un vrai coup de foudre chez Wolf Dohrn, enflammé par l’idée d’art social et régénérateur. Pour lui, et l’épanouissement de son enseignement, Dohrn confiera la construction du Festspielhaus à l’architecte Heinrich Tessenow, un débutant inspiré.
 
Vers la cité et son espace innovant vont donc converger multiplicité d’artistes et de créateurs porteurs d’un regard neuf: pour Claudel, la salle apparaîtra comme l’atelier de l’art futur. L’affluence de l’intelligentsia de l’époque vers le nouveau temple sera inouïe. Claudel, donc mais aussi Bernard Shaw, Stanislavski qui en sera marqué pour toujours, Georges Pitoëff, Max Reinhardt, Jacques Rouché, Stefan Zweig, Lou Andreas Salomé, Rainer Maria Rilke, Hugo von Hofmannsthal, Serge Rachmaninov, tous secoués par le travail de ces pionniers.  «   C’est la première fois que je vois au théâtre de la vraie beauté » écrit Claudel, particulièrement enflammé,- il y fera jouer l’Annonce faite à Marie, tandis qu’Ernest Ansermet déclare : « vous y allez en curieux, vous en revenez en pèlerin ». Quant à Diaghilev et Nijinski, ils en ramenèrent Marie Rambert, élève de Jaques-Dalcroze, qui aida hautement le chorégraphe et ses danseurs à décrypter les rythmes complexes du Sacre du printemps, avant de fonder en 1926 le fameux Ballet Rambert, la plus ancienne compagnie de danse britannique. Un autre fidèle de choix, le musicien Albert Jeanneret, frère de Le Corbusier, ira jusqu’à enseigner à l’institut d’Hellerau, après en avoir été l’un des premiers diplômés, avant de fonder plus tard à Paris sa propre Ecole française de rythmique et d’éducation corporelle.
 
Trois années d’euphorie, car l’histoire, par deux fois va cogner : d’abord anecdotiquement par la mort accidentelle, en février 1914, de Wolf Dohrn, soutien inconditionnel de Jaques-Dalcroze, puis et surtout parce qu’éclate la guerre. Jaques-Dalcroze, avec un groupe d’autres contestataires, signe en septembre une pétition suisse contre le bombardement de la Cathédrale de Reims. Il n’en faut pas plus pour que le rêve s’effrite : il est chassé d’Hellerau, l’harmonie fait place à la haine et il faudra bien des années avant qu’il ne retourne en Allemagne. Le rideau se tire brutalement, mais les élèves tiendront bon et diffuseront partout la pensée du maître. On les suivra dans d’autres pays, où il essaimera, et notamment en Russie, très sensible à cette technique.

Battleground (chor. Louise Lecavalier) © André Cornellier
 
Dans le livre de Claire Kuschnig et Anne Pellois,  le micro est aussi ouvert à de multiples artistes contemporains, et dans leurs propos, l’on découvre avec surprise parfois combien se maintient  l’influence du vaudois qui voulait libérer le corps : d’Anton Adasinski et Frédéric Flamand à Thierry Hochstätter, professeur de percussion à l’école Rudra de Béjart, et Carolyn Carlson, dont le maître Alwin Nikolaïs fut élève de Mary Wigman. Il lui revient de citer l’un des plus beaux messages de Jaques-Dalcroze : « il faut que le corps chante en dedans ». Quant à Kurt Jooss, disciple de Laban, lui-même on l’a dit, proche de Jaques-Dalcroze a ses débuts, il marqua la danse allemande de sa Table verte en 1932, une œuvre à l’immense retentissement, et forma Pina Bausch. Mais là, l’expressionisme allemand avait pris son tournant organique et quitté l’aimable rythmique.

Jours noirs pendant longtemps au Festspielhaus de Hellerau où diverses écoles de danse firent des tentatives après l’éjection de Jaques-Dalcroze, avant que l’édifice ne fût transformé en Ecole de police par l’Etat de Saxe en 1937. Puis vint l’Armée rouge, qui en fit une caserne, avant enfin de quitter les lieux en 1991. Ce fut alors une lente reconstruction spirituelle et matérielle pour aboutir à un site revivifié où refleurissent aujourd’hui spectacles de tous ordres, sous l’impulsion de la ville de Dresde, propriétaire de l’établissement. En 2005, William Forsythe s’y installait en résidence, en prélude à de nombreuses manifestations essentiellement chorégraphiques, d’essence contemporaine, particulièrement depuis la fin de la rénovation en 2011, qui a rendu au bâtiment sa superbe. Aujourd’hui, de compagnies de pointe, souvent venues du Canada, comme celle de Louise Lecavalier, ou incontournables comme Akram Khan et  le Ballet Cullberg, invité cette année dans le cadre du Festival de Dresde, que dirige le violoncelliste Ian Vogler, passionné par l’histoire de Hellerau.
 
Une vraie renaissance, qui même si elle ne tend plus à faire chanter et danser  les lendemains, comme le rêvaient les humanistes de cet âge d’or d’avant 14-18, n’en continue pas moins sa mission civilisatrice. Et le lieu n’a pas beaucoup perdu de son charme, ni de son éclat : n’est-ce pas de la cité-jardin de Hellerau que fut natif l’écrivain Peter von Mendelssohn, auteur en 1932 d’un troublant roman, le fameux Douloureuse Arcadie, lequel inspira à Julien Duvivier en 1955, un film mythique des annales du cinéma français, Marianne de ma jeunesse ?
 
 Alors qu’à Genève, l’Institut Jaques-Dalcroze, implanté depuis 1915, et dont le livre de Claire Kuschnig et Anne Pellois célèbre le centenaire, poursuit sa mission sous la direction de Silvia Del Bianco et  diffuse mondialement son enseignement par le biais de la Fédération Internationale des Enseignants de Rythmique. Tandis que veille la famille Jaque-Dalcroze, et notamment la petite-fille du musicien, Martine, pour maintenir mais aussi adapter au monde moderne les avancées fructueuses de celui qu’Alfred Berchtold qualifie « d’homme en marche ».
 
Jacqueline Thuilleux

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Festspielhaus Hellerau, Cullberg Ballet, 11th Floor, 7 mai 2016, dans le cadre du Festival de Dresde, du 5 mai au 5 juin 2016. www.musikfestspiele.com
 
A lire :

Le Rythme, une révolution, Emile Jaques-Dalcroze à Hellerau,  ouvrage collectif sous la direction de Claire Kuschnig et Anne Pellois, en collaboration avec Martine Jaques-Dalcroze pour la Fondation Emile Jaques-Dalcroze,  Editions Slatkine, 2015

Emile Jaques-Dalcroze et son temps, par Alfred Berchtold, Editions l’Age d’homme, 2000.

Photo : Le Festspielhaus de Hellerau © Klauss Gigga

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