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​Jan Bartos au Festival Piano aux Jacobins 2023 – Un monde à soi – Compte-rendu

Jan Bartoš a beau compter parmi les grandes figures du piano européen, il aura dû attendre l’âge de 41 ans pour donner son premier récital public en France – on croit rêver... Ce n’est évidemment pas dans l’une de nos salles spécialistes de l’éternel-retour-des-mêmes que la chose s’est produite, mais à Piano aux Jacobins, manifestation qui a toujours réservé une place de choix aux jeunes interprètes comme à des artistes trop rares chez nous (la présence d’Anne-Marie McDermott et de Richard Goode à l’affiche de la 44édition l’illustre par ailleurs).
Grâce au disque, le nom de Bartoš est connu des mélomanes les plus curieux de l’univers du piano, du répertoire tchèque en particulier. Au tout début de l’année, l’ancien élève d’Ivan Moraveč a publié un très bel enregistrement (1) associant Smetana à Miloslav Kabeláč (1908-1979), figure méconnue de la musique tchèque du dernier siècle, qui compta rien moins qu’Alois Hába et Erwin Schulhoff parmi ses professeurs.
 

Miloslav Kabeláč (1908-1979)

C’est d’ailleurs avec les Huit Préludes (1955-1956) de Kabeláč que le pianiste ouvre son récital. L’hypnotisant Preludio ostinato initial opère immédiatement : on est pris dans une musique d’une poésie sombre, foncièrement pessimiste (le poids de l’étouffant contexte politique de Tchécoslovaquie communiste se fait sentir...), où les rayons de soleil sont fort rares – ostinato, meditativo, sognante, corale, notturno, volante, arioso, impetuoso : les qualificatifs associés à chacun des huit morceaux donnent une idée de l’atmosphère générale d’un cahier long de près d’une demi-heure. Jeu sobre et concentré, sonorité ample, dense, toujours parfaitement accordée au caractère : Bartoš tient l’auditoire en haleine jusqu’au terme d’une composition – aux allures d’exil intérieur – que clôt un saisissant Preludio impetuoso. Magistrale restitution d’un ouvrage dont ce pourrait bien être la première exécution publique en France (si un lecteur dispose d'informations à ce sujet ...).
 

© DR
 
Assez courante dans les programmes en revanche, la Sonate « 1.X. 1905 » de Janáček s’ensuit, envisagée de manière singulière. On a connu des interprétations plus violentes, où le souvenir des événements dramatiques qui ont inspiré le compositeur prenait une expression plus directe, plus « coup de poing ». Rien de spectaculaire sous les doigts de Bartoš, mais une approche intense, insidieuse, hantée : on est happé tant par la poésie de Janáček que par l’imaginaire sonore de l’interprète – il prend toute sa dimension dans l'espace des Jacobins. Il en va de même avec Dans les brumes où, là encore, une palette sonore variée et nuancée envoûte l’oreille et, comme dans la Sonate, sert une approche d’une profonde humanité. L’Andantino frappe par sa simplicité, tandis que la dernière pièce, aux plans impeccablement mis en valeur, possède toujours la justesse d’accent – l’oralité – requise.
 
La musique pour piano de Bedřich Smetana est fort rare dans les récitals et ce n’était pas le moindre attrait du programme de l’ancien élève d’Ivan Moraveč que d'inclure Rêves, un ensemble de six pièces composé en 1875, négligé d’à peu près la totalité de la gent pianistique et que Jan Bartoš a – fort bien – enregistré (1). Son sens de la caractérisation fait mouche une fois de plus dans une partition marquée par l’influence lisztienne. Du Bonheur éteint introductif à la Fête des paysans bohémiens conclusive ; de l’abattement (la surdité du musicien commençait à se faire sentir au moment de l’élaboration de l’ouvrage) à la jubilation, la partition retrace un parcours psychologique ; la variété d’humeurs de Rêves est ici traduite avec autant de fluidité que de naturel, sans effet de manche (il serait pourtant facile de « déraper » dans l’héroïque n°5 Près du château ...).
Une interprétation tout à l’image d’un pianiste, mieux, d’un artiste que l’on espère revoir très vite en France.

Alain Cochard
 

 

(1)  1 CD Supraphon, en couplage avec les Huit Préludes et les Impressions de pays étrangers de Kabeláč : www.janbartosmusic.com/discography
       
44e Festival Piano aux Jacobins, Toulouse, Cloître des Jacobins, 26 septembre 2023
 
Photo © DR

 
 

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