Journal
Jean-Baptiste Monnot sur le Cavaillé-Coll de Saint-Ouen de Rouen - Sensation d’absolu - Compte-rendu (orgue)
En 1999, le centenaire de la mort d'Aristide Cavaillé-Coll avait été l'occasion d'innombrables manifestations et hommages partout dans le monde. En 2011, le bicentenaire de sa naissance suscite autant de ferveur, ainsi à Saint-Ouen de Rouen où le Comité Normand du Récital d'Orgue propose en septembre-octobre un concert chaque dimanche.
Parmi les orgues Cavaillé-Coll conservés – car le maître aujourd'hui incontesté eut ses détracteurs au XXe siècle, dans la mouvance néoclassique, et nombre de ses créations furent défigurées ou détruites –, le chef-d'œuvre de Saint-Ouen occupe une place unique. Formidablement préservé, grâce notamment aux soins prodigués par sa titulaire, Marie-Andrée Morisset-Balier, qui veille à l'intégrité de ce monument en même temps qu'elle ouvre largement sa tribune, Saint-Ouen est le dernier grand instrument (1890) de Cavaillé-Coll, doté du plus grand Récit expressif jamais construit par le maître : un orgue dans l'orgue, d'une subjuguante efficacité dynamique.
Tout concourt à faire de ce témoin exceptionnel de la facture symphonique un concentré de perfection : de sa conception à sa réalisation (dans un riche buffet du XVIIe), de sa position sur une tribune pas trop haute à sa projection sans distorsion dans une acoustique de rêve (immense nef gothique avec bas-côtés mais sans chapelles latérales), aussi nette au bas de la nef que dans le chœur. De manière très étrange, même à peu de distance l'instrument sonne dans un volume déjà aussi vaste qu'idéal, extrêmement imposant et se doublant d'un magique sentiment de relatif lointain, mais avec toujours une absolue clarté. Cette sensation d'absolu, c'est peut-être, selon Jean-Baptiste Monnot (photo), ce qui résume le mieux cette merveille d'orgue, considéré comme le plus accompli jamais conçu par Cavaillé-Coll, presque trente ans après Saint-Sulpice (Paris), son plus grand instrument, très différent et lui-même d'une prodigieuse beauté – on imagine aisément que Cavaillé-Coll, presque trois décennies plus tard, avait encore fait évoluer son art de la facture d'orgue.
Saint-Ouen de Rouen n'est pas sans raison l'un des instruments les plus enregistrés de la planète orgue. Mais quel que soit le mérite des plus fameuses gravures réalisées en ce lieu, on oublie tout ce que le disque peut offrir à l'instant où retentit la première note. L'état de saisissement ressenti par l'auditeur, instantanément happé, est rare à ce degré d'intensité. Pour son récital si pleinement accompli du 25 septembre, Jean-Baptiste Monnot avait choisi une œuvre parfaite en ouverture de programme : le Prélude de la Suite op.5 de Duruflé, qui débute sur un mélange de jeux de fonds enveloppants – sublimes à Saint-Ouen ! – et d'anches Récit, boîte expressive fermée. Un enchantement au sens wagnérien du terme, quadrature du cercle en termes de beauté pure, d'équilibre, d'élévation, d'étreignante poésie qui en un instant fait basculer de l'autre côté du miroir. Sur cet orgue, tout semble possible, plans sonores et registres individuels fonctionnant tant dans les combinaisons les plus traditionnelles que les plus improbables, source inépuisable de renouvellement par le timbre et son architecture.
Schweitzer disait l'orgue Cavaillé-Coll idéal pour Bach, l'extrême clarté des fonds favorisant la lisibilité de la polyphonie. Monnot en offrit une puissante démonstration avec la Partita Sei gegrüßet, Jesu gütig BWV 768. Si l'esthétique instrumentale n'est pas du temps de Bach, sa musique y fut à tous égards magnifiée, l'instrument répondant sur un pied d'égalité à la grandeur de ce cycle sans égal dans l'orgue de Bach. Et si la Quatrième Symphonie de Vierne qui s'ensuivit, d'une esthétique ici naturellement en situation, fut idéalement servie par l'instrument symphonique, en réalité elle ne le fut pas mieux : c'est aussi cela, l'absolu d'un tel orgue, qui porte la musique de façon optimale presque indépendamment de l'esthétique de l'œuvre jouée. De cette œuvre de Vierne contemporaine de la Grande Guerre, dont elle reflète l'angoisse et la douleur de manière si prenante dans le Prélude initial, Monnot fit un prodige de ferveur, de poésie mêlée d'inquiétude, de lyrisme poignant – somptueuse Romance qui abolit le temps – et de suffocante énergie dans le célèbre Final. Un véritable moment de grâce.
Entre deux tournées en Australie et aux États-Unis, lui qui aime revenir chaque année jouer ce Cavaillé-Coll, instrument-lieu de ressourcement, qu'il connaît intimement et par lequel il sait se laisser guider, tout intuition et écoute acérée, Jean-Baptiste Monnot offrit au public de prolonger le bonheur également physique dispensé par Saint-Ouen avec en bis un autre finale, celui de la Deuxième Symphonie de Dupré – dont on commémore le 40ème anniversaire de la disparition : pour trembler une dernière fois devant ce tutti d'orgue grandiose mais jamais écrasant, la matière instrumentale étant toujours au service de la musique.
Michel Roubinet
Récital de Jean-Baptiste Monnot, orgue Cavaillé-Coll de Saint-Ouen de Rouen, 25 septembre 2011
Sites Internet :
Association Aristide Cavaillé-Coll
http://www.cavaille-coll.com/index.html
Orgue Cavaillé-Coll de Saint-Ouen de Rouen
http://www.uquebec.ca/musique/orgues/france/rouenso.html
Jean-Baptiste Monnot
http://jbmonnot.aliceblogs.fr/
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Photo : DR
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