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Jubilé de Jean Guillou à l'église Saint-Eustache - Trois questions à Philippe de Carné, président de l’ARGOS

Les festivités du jubilé de Jean Guillou, à l’occasion de ses 50 ans de titulariat à l’église Saint-Eustache, débuteront le dimanche 7 avril lors d'un concert orgue et orchestre qui réunira le célèbre organiste français et le Symphony Prague dirigé par Johannes Skudlik. A cette occasion, Concertclassic a interrogé Philippe de Carné, président de l'Argos (Association pour le Rayonnement du Grand Orgue de Saint-Eustache)

Comment Jean Guillou s'est-il retrouvé, en 1963, titulaire du grand orgue de Saint-Eustache ?

Philippe de Carné : Il est toujours frappant d'entendre Jean Guillou raconter comment le hasard l'a conduit à Saint Eustache, étonnante histoire d'un vrai « destin ». André Marchal, le précédent titulaire, avait démissionné pour protester contre le choix d'un facteur qui ne lui convenait pas pour des travaux prévus – or c'est le facteur initialement désiré par Marchal qui sera imposé à Jean Guillou quelques années après par la Ville de Paris, après le décès prématuré du précédent. Installé à Berlin, Jean Guillou n'envisageait pas une carrière d'organiste de paroisse. C'est par un intermédiaire que le curé d'alors le sollicita pour tenir le grand orgue à l'occasion des fêtes de Pâques. L'entente fut si bonne que le curé réussit, malgré bien des hésitations de sa part, à persuader Jean Guillou d'en devenir le titulaire ! Quelle que soit l'intensité de sa relation avec le lieu et l'instrument, et même si pour nous tous il est l'organiste de Saint-Eustache, son histoire artistique s'est bâtie en tant d'autres endroits, à la faveur de tant d'autres rencontres, que Saint-Eustache n'est que l'un de ses points de croisements – sans oublier la période où l'église fut privée d'instrument, ce qui in fine lui donna une complète liberté.

Inventeur de codes nouveaux, dépassant les cadres, Jean Guillou fait appel dès ses premières œuvres à une technique formidablement maîtrisée pour laisser libre cours à un choix esthétique conscient autorisant un discours musical innovant et singulier. Les règles d'interprétation sont revues pour faire chanter l'orgue comme le feraient les voix, les cordes ou tout autre instrument. On renonce à une authenticité historique chimérique et vaine, mais au profit de l'expression d'une vision totalement actuelle de l'artiste en son siècle. De sa passion pour les grands romantiques sont nées ses transcriptions de Liszt, et si on lui doit (du moins en France) le regain d'intérêt pour Reubke, il reste étonnant qu'il n'ait jamais transcrit Wagner pour l'écriture duquel il a une grande prédilection, avec Stravinski. Bien que ne se pensant pas fait pour la pédagogie, il n'en a pas moins formé une multitude d'artistes lors des cours de maître donnés pendant trente ans à Zürich, cependant que les offices – qu'il joue bénévolement depuis 50 ans – tout comme les auditions publiques du dimanche après-midi ou les concerts, à Saint Eustache comme ailleurs dans le monde, sont à chaque fois des leçons de musique. Ses partis-pris ont été souvent critiqués. Il faut reconnaître leur totale cohérence et leur extrême exigence. Mais, j'en ai été le témoin à de nombreuses reprises, dans ses enseignements, Jean Guillou n'a jamais cherché à imposer sa propre vision artistique mais à faire en sorte que l'étudiant construise de façon cohérente et exigeante sa propre conception musicale.

Épicentre de la programmation de l'Argos – et reflet de « l'esthétique Guillou » en matière de facture instrumentale –, l'orgue de Saint-Eustache a connu quelques défaillances ces dernières saisons : des travaux sont-ils à l'ordre du jour ?

P. d. C. : Jean Guillou a pris la plume pour cet ouvrage de référence qu'est « Orgue, souvenir et avenir »(1). Il y développe les points que je viens d'évoquer, mais s'étend également longuement sur l'instrument lui-même. Comme le titre le suggère, et fidèle à lui-même, il sort du cadre convenu et traditionnel pour en tirer des idées d'avenir. Dois-je dire combien l'idée de la construction aujourd'hui d'orgues (pâles) copies d'anciens le révolte ? Il aime à dire que ce sont souvent les innovations des facteurs d'instruments qui ont fait progresser la musique. Il a lui-même été un grand pourvoyeur d'innovations qui se sont réalisées à l'Alpe d'Huez, à Bruxelles au Chant d'Oiseau, à Zürich à la Tonhalle et bientôt à la cathédrale de León en Espagne, pour ne citer que ceux-là. Réfractaire au fonctionnement en commissions, qui ne peuvent conduire qu'à de mauvais compromis, il n'a pas été directement impliqué dans la construction de Saint-Eustache, dont il regrette certains choix, en particulier celui d'une transmission mécanique, la Ville de Paris ne l'ayant en fait jamais convié à faire partie de la commission constituée pour décider des travaux à entreprendre sur l'instrument dont il était titulaire. Il faut cependant souligner que nombre de ses conceptions organologiques ont été reprises, grâce notamment à Jean-Louis Coignet, expert alors nouvellement nommé par la Ville, si bien que l'esthétique de l'orgue actuel est en grande cohérence avec ses propres orientations.

Après plus de vingt ans d'un service intensif, nombre des parties de l'instrument ont subi des dégradations. La poussière (un dépoussiérage et accord général devraient intervenir prochainement), la fatigue des peaux qui altère l'étanchéité des réservoirs, et l'obsolescence de l'électronique sont les maux dont souffre l'instrument. L'électronique a été complètement refaite, et après une phase d'ajustement, semble être opérationnelle. Il reste le projet du passage à une transmission électrique (au moins pour la console de nef) qui permettrait d'avoir une égalité de toucher, une rapidité et une précision d'exécution supérieures, ainsi qu'une diminution plus que sensible du problème chronique de la casse de bon nombre d'éléments de la mécanique…

Que nous réserve l'hommage à Jean Guillou du 24ème Festival de Saint-Eustache ?

P. d. C. : Pour célébrer ses cinquante années de titulariat, l'Argos a décidé d'organiser une saison exceptionnelle. Elle s'ouvrira avec l'interprétation de l'un des sept Concertos de Jean Guillou, le n°2 « Héroïque ». Jean Guillou n'a, sauf en de très rares exceptions, jamais écrit sur commande, mais par besoin vital. Aussi, sa musique orchestrale est trop rarement jouée. Ce Concerto requiert tout particulièrement une formation symphonique très large, avec plus de soixante musiciens. Ce sera donc un concert tout à fait exceptionnel, qui nous permettra d'entendre également la Symphonie n°6 « Pathétique » de Tchaïkovski, dont le Scherzo sera joué par Jean Guillou à l'orgue dans sa propre transcription.

Nous poursuivrons la saison par l'audition de l'intégrale de l'Œuvre d'orgue de Jean Guillou et ses transcriptions publiées en une série de sept concerts – du 18 avril au 29 octobre – donnés par Zuzana Ferjenčíková. Cette musicienne slovaque, actuellement titulaire du très bel orgue Mathis de la Schottenkirche à Vienne, fut élève de Jean Guillou à Zürich. C'est en hommage à son Maître qu'elle nous offre cette intégrale particulièrement exigeante.

Enfin, nous refermerons cette année jubilaire le 12 novembre avec un concert de musique de chambre donné par trois musiciens italiens, Ana Mancini (flûte), Alessandro Cappelletto (violon), Dario Carpanese (piano) et Jean Guillou lui-même (piano et orgue).

Propos recueillis par Michel Roubinet, le 28 mars 2013

(1)Buchet-Chastel, 1978 ; 4ème édition : Symétrie, 2010 + 2 CD

Sites Internet :

Jean Guillou
http://www.jean-guillou.org/index.html
http://www.orgue-saint-eustache.com/Guillou.htm

Argos – 24ème Festival de Saint-Eustache – Jubilé Jean Guillou
http://www.orgue-saint-eustache.com/Festival.htm

Orchestre "Symphony Prague"
http://www.symphonyprague.com/index.php?lang=fr&web=bsop&id=1&page=1&sub=1

Nouvel orgue Klais de la cathédrale de León – inauguration le 21 septembre 2013 par Jean Guillou
http://www.catedraldeleon.org/index.php/nuevo-organo-de-la-catedral

CD Augure
http://www.jean-guillou.org/actualites.html

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Photo : DR
 

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