Journal
Judith-Symphonie de Jean Guillou - Le Disque de la Semaine
Parmi les organistes compositeurs, Jean Guillou occupe une place on ne peut plus singulière : à l'instar d'un Messiaen, mais combien différemment, il est avant tout compositeur, même si son instrument de référence, dans son œuvre et en tant qu'interprète, demeure bel et bien l'orgue. À celui-ci, très souvent associé à d'autres instruments – ainsi dans la prodigieuse série des Colloques – répondent aussi bien l'orchestre sous toutes ses formes que nombre d'instruments solistes, ou la voix, au sein d'un catalogue considérable (et souvent méconnu). En témoigne l'immense discographie du compositeur, organiste et improvisateur, aujourd'hui, hélas !, en partie seulement accessible.
© DR
Si les gravures Philips des années 1966-1973 (1) ont été reprises en 2009 sous étiquette Decca (Les Classiques, 8 CD – dont une Passacaille et thème fugué de Bach parmi les plus poétiquement lumineuses et équilibrées qui soient ; Les Modernes, 5 CD : de Prokofiev à Messiaen en passant par André Jolivet, Antoine Tisné, Grażyna Bacewicz, Michel Philippot et naturellement Guillou, dont les fameuses Visions cosmiques et l'ambitieuse Symphonie initiatique dans sa version originale pour trois orgues en re-recording), les volumes séparés de l'intégrale de l'œuvre d'orgue de Guillou entreprise par Philips dans les années 1997-2000 ne se trouvent plus guère qu'au petit bonheur sur Internet. Quant à l'œuvre de Bach gravée au début des années 1990 pour la firme américaine Dorian (2) à la Tonhalle de Zurich et à l'Alpe d'Huez : deux orgues construits sur les directives du compositeur et penseur de l'orgue moderne (3), cycle dont une partie seulement avait été publiée à l'époque (alors que c'est bien une intégrale Bach que Jean Guillou avait confiée aux micros), elle semble avoir purement et simplement disparu, jusqu'aux masters…
Grâce au généreux et fécond dynamisme de Giampiero Del Nero, Augure a par bonheur pris la relève (4) – non pas pour des rééditions de gravures anciennes, mais comme prolongement par le disque d'une carrière de compositeur et d'interprète toujours en constante expansion. On y trouve, entre autres merveilles, un album de 2013 intitulé Regard – titre de l'œuvre de 2010 (Op. 78) qui ouvre le CD – faisant aussi entendre un cycle récent : Enfantines (Op. 81, 2012), une nouvelle version de la Suite pour Rameau (Op. 36, 1979) et une improvisation, le tout sur l'orgue Tamburini-Zanin conçu par Jean Guillou pour le Conservatoire San Pietro a Majella de Naples. Sur ce même instrument, Jean Guillou avait déjà gravé un CD d'improvisations : Le voyage à Naples, ainsi que l'œuvre pour orgue et piano-pédalier de Schumann (+ Brahms), dont il a proposé une magnifique édition chez Schott (éditeur allemand chez qui l'ensemble de l'œuvre édité de Jean Guillou a par ailleurs été transféré). On peut encore trouver ces deux CD Philips de 2007-2008, en dépit de la disparation du label néerlandais, désormais intégré à Decca (Universal).
Jean Guillou © DR
Le catalogue Augure est d'ores et déjà considérable. À titre d'exemples, citons le CD+DVD live à la Matthiaskirche de Berlin (grandiose Prélude et Fugue en mi mineur de Bach suivi d'un émouvant Deuxième Choral de Franck, des propres Scènes d'enfant de Guillou et de sa transcription des Tableaux d'une exposition de Moussorgski – où l'on voit que Jean Guillou joue toujours et continue de jouer par cœur, sauf sa propre musique) ; un CD Orgue et Percussions (dont les Colloques n°6 pour orgue à quatre mains [avec Jean-Baptiste Monnot] et percussions et n°8 pour orgue et marimba) ; Cantiliana, réunissant des œuvres pour orgue, piano, flûte et violon (dont le Colloque n°5 pour piano et orgue, Co-incidence pour violon seul [5], une improvisation de Jean Guillou au piano ou encore l'œuvre pour flûte et piano donnant son titre à l'album) ; Concert du Jubilé, permettant de découvrir au disque le Concerto n°2, « Héroïque », pour orgue et orchestre du maître de Saint-Eustache (6).
On peut au passage s'étonner que la Philharmonie de Paris et Radio France aient préféré, pour la récente inauguration de leurs orgues contemporains respectifs, redonner les sempiternels (bien que magnifiques) Concerto pour orgue de Poulenc et Symphonie n°3 de Saint-Saëns (que Jean Guillou a enregistrée en 1994 pour Dorian, avec la Symphonie concertante de Joseph Jongen, en compagnie du Dallas Symphony Orchestra), sachant que le catalogue de Jean Guillou, par exemple, compte pas moins de sept Concertos pour orgue grand format (mais aussi un Concerto pour piano, un Concerto grosso [pour orchestre])…
Jean Guillou : Judith-Symphonie (ext.)
Augure collabore par ailleurs avec l'INA, restituant des chefs-d'œuvre qui, par la force des choses, demeuraient à ce jour insoupçonnés. Ainsi le dernier CD en date (AUG-1503, 2016) permet-il de découvrir les deux premières Symphonies de Jean Guillou. L'extraordinaire Judith-Symphonie (n°1, op. 21) sera pour beaucoup un choc comme on en ressent rarement. Officiellement datée de 1970 (mais on sait combien la datation des œuvres de Jean Guillou est problématique !), cette œuvre monumentale pour cordes, bois par 3, cuivres par 4, piano et percussions (dont le rôle est considérable) fut entreprise, de l'aveu même du compositeur, dès les années 1950. Composée sur la traduction latine de la dernière partie du Livre de Judith (le latin étant ici prononcé ni à la manière gallicane, ni à la manière romaine, mais dans l'esprit de la « prononciation restituée » de l'époque, d'où une couleur très particulière, linéaire en termes d'accents, du texte biblique), cette œuvre d'un seul tenant s'articule néanmoins en quatre sections : L'invasion d'Assur – Décision de Judith de sauver Israël – Scène de la séduction – Fuite de l'armée perse.
À l'instrumentarium mentionné s'ajoutent deux éléments hautement individualisés, le premier d'une rare exigence : une mezzo-soprano à même de relever le défi du « rôle » de Judith et de donner à cette mythologie sacrée toute sa dimension épique. C'est incontestablement l'un des points forts de l'interprétation proposée – la création mondiale de l'œuvre, le 21 février 1971 au Studio 104 de la Maison de la Radio, par l'Orchestre Philharmonique de l'ORTF dirigé par Renard Tchaïkovski (1934-2000) : la mezzo polonaise Krystyna Szostek-Radkowa est tout simplement phénoménale, faisant sienne avec sobriété et une vaillance inouïe une partie soliste digne d'une Lady Macbeth ou d'une Abigaille de Verdi, sans manquer d'évoquer la Salome de Strauss. Parenté de contexte dramatique s'entend – la décollation d'Holopherne est sidérante de froide concision et d'éloquence exacerbée – et non stylistique, naturellement, le langage de Jean Guillou, tant pour l'orchestre que pour la voix, demeurant foncièrement unique. L'autre élément, bouleversant en regard de l'immensité de l'orchestre, lui-même d'une confondante diversité, tient à la présence d'une « guitare renforcée » dans la Scène de la séduction, introduite par une longue et intense vocalise dont les mélismes créent d'emblée une ambiance fascinante : intuition instrumentale fabuleuse que cet instrument soliste presque inquiétant, qui confère à ce moment clé du drame une dimension intimiste des plus déconcertantes – et lourde d'insidieuse menace. La voix se hisse dans l'ultime section à des sommets de victorieuse puissance prodigieusement maîtrisée, cependant que l'orchestre, de manière non moins terrassante, suggère la débandade de l'armée perse… À connaître absolument !
La seconde partie du disque fait basculer dans un autre univers – qu'il est sans doute préférable d'aborder séparément : Symphonie n°2 op. 27 pour orchestre à cordes – en l'occurrence l'Orchestre de Chambre de l'ORTF, dirigé par André Girard (1913-1987) lors de la création de l'œuvre, le 30 novembre 1972, également à la Maison de la Radio. Œuvre cinglante, d'une dramaturgie et de proportions aux antipodes de la Judith-Symphonie, montrant l'art de Jean Guillou symphoniste sous un jour on ne peut plus différent. Ajoutons qu'une Symphonie n°3 – La Foule – attend toujours d'être créée. Sans même qu'il soit besoin de contester le répertoire courant des Orchestres nationaux, même si les cycles Beethoven ou Brahms à répétition de Radio France peuvent légitimement lasser, on se demande pourquoi, à l'image de ces années 1970 si pleines d'audace, de telles œuvres ne sont pour ainsi dire jamais redonnées – créées, puis injustement oubliées. Certes, il faudrait trouver une soliste à la hauteur de Krystyna Szostek-Radkowa.
Quant à Jean Guillou interprète, on pourra l'entendre en concert le 26 juin aux claviers de l'insigne Cavaillé-Coll de Saint-Ouen de Rouen (5), une esthétique instrumentale que le musicien affectionne tout particulièrement. Bonne nouvelle : à la suite du récent album live Augure-INA 1303 faisant entendre Jean Guillou à l'orgue Cavaillé-Coll de Saint-Sulpice (concert du 28 octobre 1978 – avec notamment la Deuxième Symphonie de Marcel Dupré, la Sonate de Julius Reubke et Temora – 1ère Ballade ossianique de Guillou), un CD Jean Guillou à l'orgue Cavaillé-Coll de Saint-Sernin de Toulouse est sur le point de paraître. La publication de concerts de 1978 et 1985 à Saint-Étienne de Caen est également envisagée, cependant que le concert de Rouen sera lui aussi enregistré…
Michel Roubinet
(1) Ces deux coffrets de 2009 ne sont déjà plus référencés sur le site de Decca (Universal) mais peuvent se trouver, avec un peu de chance, sur Internet ; il en va de même des reprises initiales en CD séparés (du milieu des années 1990 et encore sous étiquette Philips) de certains de ces enregistrements.
(2) Le catalogue Dorian (Troy, New York) a été repris par la firme américaine Sono Luminus (Boyce, Virginie), distribuée par Naxos, mais seuls quelques disques de Jean Guillou sont disponibles.
www.sonoluminus.com/cSearch.aspx?Search=Jean+Guillou&CategoryID=0&ManufacturerID=0&SectionID=0&PriceRange=0&SortBy=0&PageSize=9&AndOr=AND&DisplayMode=Grid&x=19&y=12
(3) Jean Guillou : L'Orgue, souvenir et avenir – ouvrage initialement paru chez Buchet-Chastel en 1978 (réédité en 1989 et 1996), repris en 2010 chez Symétrie (4ème édition revue et augmentée, avec deux CD spécialement enregistrés sur l'orgue Kleuker de la Grange de la Besnardière – antoine.pietrini.perso.sfr.fr/besnardiere.htm).
symetrie.com/fr/titres/l-orgue-souvenir-et-avenir
symetrie.com/extraits/isbn_978-2-914373-70-8.pdf
Les orgues conçus par Jean Guillou :
antoine.pietrini.perso.sfr.fr/index.htm
(4) Augure : discographie de Jean Guillou
www.jean-guillou.org/discographie.html
Jean Guillou, orgue
26 juin 2016 – 17h
Rouen – Abbatiale Saint-Ouen
orgues-normandie.com/index.php?principal=concerts.php
Site de Jean-Guillou : www.jean-guillou.org
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