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La Chronique de Jacques Doucelin - Des chefs et des orchestres…

Pourquoi certains orchestres nous comblent-ils toujours, quelque soit celui qui les dirige, alors que les autres témoignent, avec la même constance, d’une redoutable irrégularité en fonction de l’homme qui leur fait face ? Qui ne s’est posé un jour cette question ? Après quatre décennies d’intensive fréquentation des salles de concerts, je me la pose toujours. Ce qui est sûr, c’est qu’une formation symphonique constitue un organisme vivant, mais un peu à la manière du corail. C'est-à-dire qu’elle aussi résulte de l’agrégation de corps individuels (en l’occurrence une centaine) vivant ordinairement leur existence personnelle séparés des autres, excepté le temps du concert et des répétitions naturellement, lorsque tous oeuvrent ensemble dans un même élan qui transcende leurs différences.

La belle affaire : il y a bien des coraux de couleurs et de nuances fort variées selon leur état de santé, voire leur nourriture. Pourquoi en irait-il autrement des orchestres ? Ce qui fait la différence doit être celui qui se charge de donner sa cohérence à la troupe. Cet animal bizarre qui affronte le fauve le bras armé d’un bâton au XIX è siècle, d’une baguette aujourd’hui, quand ça n’est pas à main nue comme Pierre Boulez ou Kurt Masur. Mais est-ce un « métier », ou une pratique de la musique ? Toscanini refusait de définir son rôle – ce qui n’a pas empêché ses colères homériques d’accompagner sa renommée – tandis que Giulini, à l’inverse d’un Celibidache, assurait qu’on ne pouvait pas enseigner la direction d’orchestre. Comme Toscanini un jour avait laissé son violoncelle dans la fosse pour sauter sur le podium remplacer un chef pris de malaise, son cadet avait troqué son alto à la Santa Cecilia de Rome pour la baguette. Deux chefs aux antipodes, soit dit en passant, l’un tenant du dictateur, l’autre du pater familias.

De tout cela, on peut du moins conclure que l’irrégularité d’un orchestre d’un concert à l’autre provient en grande partie de la personnalité du chef. Mais comment expliquer alors, la prodigieuse constance de phalanges comme les philharmonies de Berlin, Vienne ou Saint Petersbourg, du Concertgebouw d’Amsterdam ou des grands orchestres américains, de Boston, Cleveland, Chicago ou Philadelphie, qui ne jouent jamais mal, même avec des chefs intrinsèquement médiocres ? Par de longues collaborations, jusqu’à quatre décennies, avec des chefs de légende : Furtwängler et Karajan à Berlin, Mravinsky à Leningrad, Ormandy à Philadelphie, Szell à Cleveland, Koussewitzky et Munch à Boston, Reiner et Solti à Chicago.

On n’enseigne peut-être pas la direction d’orchestre, mais on peut forger, élever un orchestre jusqu’au plus haut niveau. Les vrais éleveurs d’orchestre se comptent aujourd’hui sur les doigts d’une main de par le monde. Ils échappent naturellement aux carnets d’adresses par trop généralistes de nos chers énarques ! C’est la raison pour laquelle les nominations de directeurs musicaux à la tête des orchestres français, et singulièrement parisiens, se font la plupart du temps en dépit du bon sens musical. Et quand par hasard, on assiste à un bon choix, c’est rarement pour de bonnes raisons professionnelles ! Ainsi va la vie musicale au beau pays de France.

Nos chers fonctionnaires ont ainsi reconduit Christoph Eschenbach à la tête de l’Orchestre de Paris jusqu’en 2009, au moment même où celui-ci se faisait débarquer de Philadelphie : car là bas, il y a des conseils d’administration responsables qui savent prendre les décisions qu’il faut pour maintenir le niveau de l’orchestre et assurer sa sauvegarde. Chez nous, c’est du bidon : sous prétexte que « l’Etat vote d’une seule voix » (sic !) les instances ne peuvent qu’entériner les décisions ministérielles. Cela dit, il serait grand temps de se préoccuper de sa succession en 2009 : c’est demain ! Radio France s’apprête à désigner le successeur de Kurt Masur (on parle de l’Italien Daniele Gatti) qui a effectué un formidable travail en profondeur avec les musiciens du National : le résultat est remarquable. Ce n’est pas le moment de retomber dans le ronron de la médiocrité qui ne dérange personne.

Quand on pense que nos zélés fonctionnaires ont laissé partir pour le Concertgebouw d’Amsterdam le grand Mariss Jansons qui souhaitait seulement rester dix ans avec l’Orchestre de Paris (quel honneur il nous faisait !)…mais il n’y avait pas de formulaire de dix ans : l’Administration ne pond que des contrats de trois ans. Ah, mais ! Les Järvi, père et fils, les Gergiev, les Salonen sont partis outre-Atlantique. Quant à Seiji Ozawa qui était décidé à s’occuper de l’Orchestre de Paris fondé par son vénéré maître Charles Munch, dégoûté par l’accueil qu’on lui a réservé, s’en est allé à l’Opéra de Vienne ! Hugues Gall a su faire débuter à l’Opéra de Paris le jeune tsar de la baguette russe, Vladimir Jurowsky : c’était le moment de le « ferrer » ! Nos responsables ont préféré attendre que Londres lui mette le grappin dessus avec les directions du London Philharmonic Orchestra et du Festival de Glyndebourne… Rien n’a changé depuis le « Messieurs les Anglais, tirez les premiers ! » Jacques Doucelin

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Photo : DR
 

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