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La Chronique de Jacques Doucelin - Grandeur et misère des chefs français

Si l’on devait juger la relève des chefs d’orchestre français en fonction des postes que la jeune génération occupe dans l’Hexagone, on serait en droit de nourrir les pires inquiétudes ! Qui va prendre la relève des Georges Prêtre, 82 ans, Pierre Boulez, 81 ans, Michel Plasson, 73 ans ou Jean-Claude Casadesus, 71 ans ? Rien qu’à Paris, tous les postes sont occupés par des étrangers : deux Allemands à la tête de l’Orchestre National de France et de l’Orchestre de Paris, un Coréen aux commandes du Philharmonique et un Américain de l’Ensemble Orchestral de Paris. Même l’Ensemble Intercontemporain est placé sous la houlette d’une jeune Finlandaise Susanna Mälkki et l’Orchestre national d’Ile-de-France de l’Américain d’origine roumaine Yoel Levi. On terminera cette énumération par trois exemples en région: les Allemands Marc Albrecht au Philharmonique de Strasbourg et Jun Märkl à l’Orchestre National de Lyon, ainsi que le Russe Tugan Sokhiev au Capitole de Toulouse. Et la liste est loin d’être close.

Mis à part le long règne de Jean-Claude Casadesus à Lille, dernier survivant de la légendaire réforme Landowski dans les années 1970, les deux générations suivantes sont en poste à l’étranger. Raison de plus, me direz-vous, pour se féliciter de la mondialisation musicale, qui, soit dit en passant, n’a pas attendu celle de l’économie, puisqu’on la trouve déjà durant tous les XVIII è et XIX è siècles avec les Gluck, Cherubini, Rossini et autre Donizetti à Paris. Surtout pas question de succomber aux sirènes nauséabondes de la xénophobie musicale. Qu’il soit, du moins, permis de noter que nos voisins européens, Allemands, Anglais ou Italiens ne rejettent pas systématiquement leurs musiciens hors de leurs frontières. Ils veillent même à en garder un certain pourcentage chez eux. Nous n’en demandons pas plus !

Or, Radio France serait sur le point d’engager pour succéder au vieux Kapellmeister allemand Kurt Masur à la tête de l’Orchestre National le quadragénaire italien Daniele Gatti. Nous n’avons rien en particulier contre cet excellent musicien, sinon que la France ne manque pas de chefs de ce calibre et que la Radio nationale serait bien inspirée d’imiter dans ses choix sa consoeur la BBC qui a toujours su ménager en son sein une place aux chefs britanniques. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que si les autorités de tutelles appelaient à la tête des meilleures phalanges parisiennes des pointures comme Ozawa, Muti, Chailly ou Mariss Jansons, tout le monde applaudirait tellement de tels choix seraient prometteurs! Ca n’est hélas, pas le cas.

En France, la nomination des maestros répond à un rituel aussi obscur et pernicieux que constant, dont les effets recherchés par les « décideurs », et néanmoins catastrophiques, sont toujours les mêmes: désigner un chef malléable et soumis au fonctionnaire chargé d’administrer l’orchestre. Dans d’autres pays, plus normaux, on désigne, d’abord, le chef en fonction de la politique musicale qu’on veut développer avec l’orchestre: c'est-à-dire qu’on ne se contente pas de faire confiance à un intendant lambda pour organiser sa petite popote. Comme l’inculture musicale du milieu politique français est notoire, les différents ministres, toutes couleurs politiques confondues, ne connaissent évidemment pas les chefs français en poste à l’étranger et encore moins leurs mérites respectifs: comment pourraient-ils, dès lors, choisir ? On s’en remet donc à des sous-fifres. Et voilà pourquoi votre fille est muette !

Dans un souci pédagogique, essayons de faire le tour du monde de nos chefs expatriés en nous excusant par avance pour ceux qui seraient oubliés, et ce sans intention maligne. Parmi eux, Alain Lombard, 66 ans, a une place à part, car il a occupé des postes importants où il a marqué profondément la vie musicale française, dans les Opéras du Rhin, de Paris, puis de Bordeaux. C’est un très grand chef qui poursuit sa carrière lyrique en Italie, à Rome et à Gênes notamment. Son exil actuel à Lugano tient plus à son caractère qu’à un rejet de son pays natal. Sylvain Cambreling constitue depuis peu une manière de contre exemple, car il se produit beaucoup à l’Opéra de Paris où Gerard Mortier l’a ramené. Mais cet excellent chef âgé de 57 ans a du faire antichambre dans toute l’Europe depuis que Pierre Boulez l’avait engagé à ses débuts. Mais il y a heureusement gagné ses lauriers, passant de La Monnaie de Bruxelles à l’Opéra de Francfort et au Festival de Salzbourg. Ainsi s’est-il imposé comme l’une des plus fines baguettes de sa génération. Il n’a pas renoncé pour autant à la musique contemporaine qu’il défend régulièrement en Allemagne, mais aussi au Festival d’Automne à Paris.

Yann-Pascal Tortelier, né en 1947, ancien violon solo du Capitole et bras droit de Michel Plasson à Toulouse, a succédé à son père, le violoncelliste Paul Tortelier, dans le cœur des Britanniques : il dirige l’un des principaux orchestres de la BBC. Agé de 57 ans, Marc Soustrot a fait, lui, carrière outre-Rhin après avoir débuté à l’Orchestre des Pays de la Loire et à l’Opéra de Nantes. Il a passé près d’une décennie à l’Opéra de Bonn et pris la tête de l’Orchestre du Brabant en 1997. Un cas, ô combien à part, celui d’une femme chef d’orchestre, Claire Gibault, qui devrait diriger le département de politique musicale à l’égard des jeunes si cela existait en France ! Lassée de tant d’ingratitude après son action exemplaire à l’Opéra de Lyon, à la grande époque Erlo-Brossmann, elle s’est fait élire députée européenne et dirige toujours l’orchestre junior de Claudio Abbado en Italie.

On change de génération avec le quatuor Philippe Auguin, Louis Langrée, Frédéric Chaslin et Bertrand de Billy. Niçois, le premier a raté sa carrière en France après un faux départ à l’Opéra de Paris dont les délicats musiciens ont débarqué leur jeune collègue à la deuxième répétition de Manon Lescaut, car ils ne lui pardonnaient pas d’avoir été l’assistant de Karajan et de Solti : il y a pire ! La preuve, c’est qu’à 45 ans, Auguin est directeur général de la musique à Nuremberg et dirige régulièrement à Berlin, Londres et au Met de New York. Il se passe de Paris, mais Paris a bien tort de se passer de lui! Au même âge, Langrée vient de Mulhouse, a été assistant de Barenboïm à Paris et de Gardiner à l’Opéra de Lyon. Il y reviendra comme directeur musical avant de partir pour le Festival de Glyndebourne et l’Orchestre de Liège où il a passé six ans. Il est également directeur du très sélect Festival Mostly Mozart à New York.
A 43 ans, Chaslin a conquis les principaux Opéras d’outre Rhin depuis qu’il a dirigé le Ring de Wagner à Hanovre en 1995. S’il a débuté dans Carmen à Paris, il est chef en résidence à l’Opéra de Vienne depuis 1998 et a fait ses débuts au Met dans Le Trouvère de Verdi. Le benjamin des quatre, de Billy, est passé par l’Orchestre Colonne grâce à son maître Pierre Dervaux. A 41 ans, il a fait son trou à Vienne, d’abord à la tête du Volksoper, puis à l’Opéra pour succéder finalement à Georges Prêtre à la direction du Symphonique viennois. Entre temps, de 1999 à 2004, il a dirigé le Liceo de Barcelone avec quelques escapades dans les Opéras de New York et de Paris.

Ces fringants quadras ne sont pas seuls en exil : on trouve en Europe toute une pépinière de jeunes espoirs français, à commencer par Stéphane Denève, 35 ans, auquel Hugues Gall avait donné sa chance à l’Opéra de Paris avant qu’il n’accepte la direction d’un orchestre anglais. Il y a aussi les jeunes pousses du mouvement baroque auquel on doit l’essentiel du renouveau du chant français. William Christie en fut l’un des moteurs du temps qu’il enseignait au Conservatoire National Supérieur de La Villette. C’est ainsi qu’après Christophe Rousset, Emmanuelle Haïm et Benjamin Lévy, cet été a vu poindre le talent de Jérémie Rhorer, à la fois assistant de Christie et de Minkowski. Et ça n’est qu’un début.

Jacques Doucelin
 

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