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La Chronique de Jacques Doucelin : La mémoire fidèle d’Henry Barraud - Un saltimbanque dans l’administration

Les plus jeunes ne connaissent pas Henry Barraud (1900-1997), ni le compositeur qui est encore au purgatoire(1), ni le grand administrateur et le vulgarisateur inspiré de la musique à la Radio d’après-guerre. Survit du moins chez les mélomanes le brillant biographe d’Hector Berlioz (Fayard). On ignorait, en tout cas, qu’il se fût adonné, à l’instar de son illustre modèle, aux joies de l’autobiographie… littéraire. Dieu qu’il écrit bien, ce fils de la bourgeoisie bordelaise apparenté aux Mauriac ! Et la surprise est grande à la découverte de cet imposant pavé de quelque 1158 pages réalisé grâce aux soins de deux bonnes fées, Myriam Chimènes et Karine Le Bail, à partir d’un ensemble de documents livrés par la famille d’Henry Barraud à la BNF et intituléUn compositeur aux commandes de la Radio, Essai autobiographique.

Au point qu’on pourrait même se demander pourquoi avoir attendu si longtemps pour publier ces pages si bien venues, écrites par l’une de nos plus belles intelligences du XXe siècle à plus de 80 ans, d’une part, et constituant, d’autre part, une telle somme de renseignements sur la vie culturelle (pas seulement musicale, loin de là !) et ses principaux agents de l’entre-deux-guerres à mai 1968. Henry Barraud lui-même semble avoir souhaité que le temps fasse son œuvre afin, sans doute, de ne plus risquer de choquer quiconque et éventuellement afin de prévenir des manœuvres dilatoires pour empêcher la parution de ces vrais « Mémoires » qu’il prétendit prudemment destinés à sa seule famille… Celle-ci en fut autant le garant que le destinataire premier.

Ensuite, on imagine le travail de bénédictines effectué par les deux musicologues responsables de cette édition, qui durent non seulement mettre de l’ordre dans ces feuillets, parfois un peu mélangés, mais les rendre accessibles au public le plus jeune et le plus large possible par un appareil critique remarquable au moins à deux titres : d’abord, par le caractère exhaustif de ces notes, puis, par leur situation si pratique – et si rare ! - en bas de page. Elles éclairent en fournissant des clés et parfois corrigent un défaut de mémoire de l’auteur. Mais sur ce millier de pages, il y en a fort peu. Ce qui compte le plus, c’est le style allègre de ce récit de la vie d’un provincial monté à Paris pour parachever l’apprentissage de son art, mais obligé d’accepter un poste de fonctionnaire pour nourrir sa famille.

D’ailleurs, Henry Barraud ne cesse de proclamer avec une modestie qui n’est pas sans rappeler celle de son ami Henri Dutilleux, la simplicité de ses origines petites bourgeoises dans le négoce du vin. C’est sans doute son seul mensonge… Car il possède déjà un vrai bagage culturel et musical lorsqu’il quitte en douceur la place des Quinconces pour la capitale où il vivra d’abord de son salaire d’inspecteur de la Sacem. Ce qui n’est pas un si mauvais poste d’observation de notre vie musicale dans l’entre-deux-guerres, un temps où les salons proustiens jouent les prolongations, où la vie musicale reste encore active dans nos provinces tandis que les événements politiques parisiens servent de toile de fond au récit émaillé de portraits, tantôt hauts en couleur, tantôt réduits à l’état de pittoresques instantanés photographiques.

Bien qu’étalés dans le temps, les épisodes de ce récit sont unis par la qualité de l’écriture et la pertinence de l’observation. Certains se délecteront des voyages (par paquebot) en Amérique, des séjours à Venise et à Naples. D’autres se réjouiront de rencontres fortuites avec de vieilles gloires style Yvette Guilbert ou Mme Simone qui l’impressionnent modérément… Henry Barraud mémorialiste ne pratique pas la langue de bois du haut fonctionnaire à la retraite : sa plume reste pugnace, parfois rancunière, notamment à l’endroit du critique musical Emile Vuillermoz sa bête noire ! Après la énième et toute récente réfection de la salle Pleyel qu’il n’a évidemment pas connue, on admire sa clairvoyance lorsqu’il traite son concepteur l’ingénieur Gustave Lyon de «  pseudo grand pontife de la science acoustique…inventeur de la désastreuse salle Pleyel » Quel flair ! Qui veut aussi dire que les vrais professionnels ont pris d’emblée la mesure du désastre…

Toute la seconde guerre mondiale est l’occasion d’un témoignage terriblement humain d’un parfait honnête homme et des siens essayant de survivre dans la tourmente, sans perdre son âme pour autant et sans renoncer ni à son idéal humaniste et à ses amitiés (et quelles amitiés : Desormière, Munch(1), Rosenthal, Irène Joachim, Delvincourt, Poulenc, Roland-Manuel, Dutilleux, Milhaud, Schaeffer…) Il jette l’anathème sur bien peu de ses collègues musiciens égarés par les flatteries de l’occupant, à commencer par Florent Schmitt : la vanité humaine et la bêtise sont de tous les temps et font commettre les mêmes fautes d’appréciation.

Si le compositeur Henry Barraud en veut aux directeurs successifs de l’Opéra de Paris (de Rouché à Auric en passant par Hirsch père et Lehmann) dont aucun ne s’empresse de créer son chef-d’œuvre Numance… c’est en tant que responsable de la chaîne culturelle de la Radio qu’il réserve ses flèches les plus acérées aux politiques comme à ses supérieurs hiérarchiques. Vous vous régalerez de l’art avec lequel il réussit à éviter de se laisser imposer l’engagement de tel chef que lui juge inapte à la fonction. Parfois, ça ne marche pas ou ça dérape comme dans le cas du chef lyonnais (pas une toque !) du nom prédestiné de Cruchon que voulait lui imposer un certain Raymond Marcellin alors Secrétaire d’Etat à l’information du gouvernement Pinay. Barraud accepte de l’engager pour un concert du National l’année suivante non sans avoir suggéré aux musiciens de lui faire sa fête : ils lui firent fête avec beaucoup de gentillesse, en effet, mais pour lui demander de leur accorder l’augmentation que Barraud leur avait refusée !

Je vous recommande aussi la brouille suivie d’une franche réconciliation avec le jeune et irascible Boulez. Car Henry Barraud avait du caractère et le sens des responsabilités et du commandement comme en témoignent les piques décochées contre les zozos (déjà !) que les politiques lui mirent dans les pattes à la veille de sa retraite : cela va de la philippique contre le jeune énarque Balladur au portrait charge de Pierre de Boisdeffre en Cousin Pons. Le sérieux avec lequel il s’acquitta de ses fonctions à la Radio où on lui doit des trésors comme cette série déclinée sur une décennie Analyse spectrale de l’Occident, pour laquelle il convoqua la fine fleur des intellectuels français de l’époque, ou les analyses des principaux opéras du répertoire(2) ne doit pas nous dispenser d’écouter sa musique : Numance vaut bien Mathis le peintre de Hindemith qui vient de faire son entrée à l’Opéra de Paris. Disons-le à Nicolas Joel qui veut défendre le répertoire national et rappelons-lui encore le Christophe Colomb de Milhaud : encore un effort !

Jacques Doucelin

(1) On doit à Charles Munch un très bel enregistrement de la Symphonie n°3 d’Henry Barraud, gravé en 1961 avec l’Orchestre National de la RTF (1 CD Accord 461 745-2)

(2) « Les cinq grands opéras du répertoire », (1972- Ed. du Seuil)

Henry Barraud, un compositeur aux commandes de la Radio, Essai autobiographique, édité sous la direction de Myriam Chimènes et Karine Le Bail. 1.158 pages, 40 euros (Fayard / Bibliothèque Nationale de France).

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