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La Chronique de Jacques Doucelin - Le siècle de Karajan

Rarement musicien aura épousé les changements de son temps comme Karajan a pu s’identifier au siècle de la vitesse et de la technologie triomphante. L’empereur de la musique occidentale dans la seconde moitié du XXe siècle aurait eu cent ans ce mois-ci. Que reste-t-il de l’héritage du chef d’orchestre qui a porté au plus haut le souci de sa gloire et de la pérennité de sa conception de la musique ? Des montagnes de disques dont je ne vous parlerai pas parce qu’elles sont visibles de l’extérieur même des boutiques de disquaires et que vous avez tout loisir de les soulever à la recherche de trésors enfouis. Et dieu sait s’il y en a !

Avant même que le mensonge distillé de la communication, cette négation de l’information objective, se fut emparé du commerce de la musique dite classique, Herbert von Karajan réussissait l’exploit de vendre tant d’intégrales des Symphonies de Beethoven gravées avec le Philharmonique de Berlin, qu’empilées les unes sur les autres elles dépassaient la hauteur de la Tour Eiffel : Karajan l’homme des records ! Mais pas seulement en musique, partout où s’étendait son activité protéiforme : disques, régates en Méditerranée, vols supersoniques dans son jet privé, etc. Au point qu’on faillit l’enfermer dans le cercle mondain et vain de la fameuse jet-set, entre Saint-Tropez et Saint-Moritz ! Ca n’est qu’une illusion d’optique. Le maestro a simplement vécu plusieurs vies dont les parallèles, si l’on ose dire, convergeaient pour forger l’unité intime de sa vie.

Celle-ci s’acheva brutalement, le dimanche 16 juillet 1989 vers 13 heures, alors qu’il faisait la sieste dans sa maison du village d’Anif sur les hauteurs de Salzbourg où il était né 81 ans plus tôt. Le matin même (un dimanche !) il avait signé un juteux contrat discographique avec un magnat de l’industrie discographique japonaise et l’après-midi, il aurait du répéter dans la grande salle du Festspielhaus Un Bal masqué de Verdi qu’il avait préalablement enregistré au printemps précédent à Vienne et qui devint du coup son testament musical. A la scène, c’est Solti qui dirigea l’œuvre au Festival de Salzbourg 1989.

Dans la ville de Mozart, les choses se passent comme à Versailles : quand le roi est mort, on crie vive le roi ! Dès le lendemain de sa mort, quand sa veuve voulut retirer des places pour « ses invités », on lui objecta qu’elles avaient été récupérées par Solti. Sic transit gloria mundi, après quatre décennies d’un pouvoir absolu sur la vie musicale de sa ville natale. Karajan chevalier d’industrie avait, en effet, fait prendre le virage de la consommation de masse au Festival de Salzbourg en y faisant construire dès le début des années 60 une salle de plus de 3.000 places, qui permettait de financer des spectacles au niveau de perfection, qui était sa marque de fabrique.

Ce qui est unique chez lui, c’est que le génie du musicien a pu s’appuyer sur un entrepreneur hors pair surfant sur toutes les nouveautés que le progrès technologique mettait à sa disposition. Ce n’est pas un hasard si sa fabuleuse carrière épousa l’essor du 33 tours qui permettait, d’un coup au début des années 50, de graver des œuvres dans leur entier sans changer de face et avec un rendu sonore remarquable. Comme on a pu le constater par la suite, lorsque Karajan autorisa, enfin, peu avant sa mort, la publication des ses tout premiers enregistrements (d’avant-guerre) à la tête de l’Orchestre philharmonique de Berlin, le son Karajan existait dès le début. Et Furtwängler ne s’y était pas trompé qui fit tout, jusqu’au bout, pour tenir ce rival hors de portée de sa « Rolls » symphonique !

La mort du vieux kappellmeister humaniste en 1954 changea tout : le jeune fauve sauta sur sa proie, car il savait pour avoir piaffé assez longtemps, que qui tient Berlin tient les clés de la musique classique en Occident et de son commerce tel qu’il en avait déjà esquissé la conception. La guerre, bien sûr, avec ses deux cartes au parti nazi, l’une prise dans son Autriche natale, l’autre dans l’ancienne Prusse où il brûlait tant de s’affirmer qu’il s’y brûla le bout des ailes. Le bout seulement, car il eut la chance de déplaire à Hitler qui le traitait de levantin (de fait, les Karajanis étaient venus de Grèce en Autriche au XVIIe siècle avant d’y être anoblis au siècle suivant en y laissant les deux dernières lettres de leur nom !). Et puis, sa seconde épouse était d’origine juive…Il dut donc se contenter des seconds rôles et des tournées à Paris pour les officiers allemands. Ce qui nous vaut cette photo improbable d’un Karajan juvénile en culottes de golf tenant la porte de l’Opéra de Paris à Germaine Lubin, l’Isolde de Vittorio de Sabata en 1939 à Bayreuth !

Ainsi commencèrent modestement les relations du chef autrichien avec la France où il devait connaître de mémorables triomphes et une reconnaissance dénuée d’arrière-pensée. Son premier violon solo est français. C’est Michel Schwalbé qu’il va débaucher à l’Orchestre de chambre de Lausanne : trois décennies de collaboration loyale. Il trouva même en France son top model en la personne d’Eliette Mouret, sa troisième épouse dont il a deux filles. A la mort de Münch en novembre 1968, c’est lui que Landowski va chercher à Berlin pour sauver le bébé Orchestre de Paris qui a tout juste un an d’existence ! Karajan le conduira en grande banlieue et au Festival d’Aix-en -Provence. Mais le monde l’appelle – hormis l’Amérique qui ne pardonne toujours pas - et Karajan laisse Paris à Solti pour se concentrer sur le triangle d’or de la musique : Berlin, Vienne et la Scala de Milan. Que voulez-vous, ce passionné de vitesse n’aime que les voitures de course et les avions à réaction… même en musique !

On peut le comprendre, car il a su les mériter. Il n’est pas sorti de Salzbourg tout armé de son génie. Il a fait ses classes dans la fosse à Ulm et à Aix-la-Chapelle : son répertoire est fait lorsque un certain Walter Legge, impresario anglais qui fait son marché lyrique dans les ruines fumantes du Reich millénaire, le découvre en 1945 à Vienne interdit de baguette comme son ennemi intime Wilhelm Furtwängler. Legge qui épousera plus tard Elisabeth Schwarzkopf et qui travaille pour la firme de disques EMI décide de confier des enregistrements à ces chefs « désoeuvrés » pour les occuper. Il crée même un orchestre ad hoc à Londres, le Philharmonia. Ainsi débute une légendaire collaboration et une série de trésors musicaux.

Très narcissique pour notre bonheur, Karajan a jalonné sa vie de traces de feu dont le brasier illumine toujours l’histoire de la musique. Le mouvement baroque a certes ébranlé la statue du Commandeur après sa mort, mais sans pour autant la faire disparaître. La mode passée, on reviendra à une plus juste appréciation des choses. Les Passions de Bach selon Karajan ont sans doute pris un coup de vieux, mais qui est aussi véloce que lui dans cette Folle journée des Noces de Figaro de Mozart gravées en 1948 encore en 78 tours ? Qui a plus d’élégance dans Le Chevalier à la rose de Strauss pour ne pas parler de ses Beethoven et de ses Brahms ? Comme il a couru sans cesse après le progrès comme antidote à la venue de la mort, nous possédons souvent plusieurs versions d’un même chef-d’œuvre et beaucoup d’images sonores.

De quoi réévaluer, en tout cas, et se régaler tout simplement à l’écoute de ce formidable instrument qu’il s’était forgé à Berlin d’une férule pesante au point de se faire débarquer un an avant sa mort par ceux qui lui devaient tout, et d’abord leurs royalties ! Qu’importe, il s’était consolé avec ses chers Viennois, comme avait toujours su faire cet autocrate grâce à un subtil jeu de bascule entre les capitales de la musique, entre Allemagne et Autriche. Déjà en 1964, les Viennois cette fois lui avaient résisté l’été à Salzbourg. Sa réponse fut la création du fameux Festival de Pâques avec les… Berlinois ! Peu avant sa mort, il nous confiait qu’ « il était né trop tôt et qu’il aurait tant voulu vivre encore dix ans pour profiter de la révolution de ce CD » dont il avait le tout premier dans le monde du classique deviné l’importance.

Un homme qui a tant été en avance sur son temps, ne peut pas être un musicien retardataire.

Jacques Doucelin.

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Photo : DR
 

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