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La Chronique de Jacques Doucelin - Les couacs d'un canard sans tête

Enfant, j'étais fasciné par l'histoire que me racontait ma grand-mère d'un canard qui avait continué sa course après avoir perdu la tête. C'est à ce malheureux palmipède que me fait songer certain « Parlement des artistes » (sic !) qui vient de se fendre d'un communiqué en forme de manifeste corporatiste dont je vais vous entretenir.

Régulièrement, toutes les décennies depuis la suppression des troupes de l'Opéra et de l'Opéra Comique en 1970, les laissés pour compte du contre-ut poussent un cri nationaliste dénonçant la sur-représentation des chanteurs étrangers, à tout le moins « non francophones », dans les distributions des spectacles lyriques à l'affiche des Opéras de l'Hexagone, et dénonçant par voie de conséquence la sous-représentation des Français et des francophones sur les affiches.

Et ils vous balancent le chiffre de 88% d'étrangers (rebaptisés allez savoir pourquoi « non-francophones ou non résidents en France ») à l'Opéra de Paris classé, faut-il le leur rappeler, parmi les scènes internationales les plus brillantes. Prenons les chiffres à l'envers: cela fait tout de même 12% de Français. Ca n'est pas rien pour un petit pays lyrique qui compte exactement la moitié d'Opéras et d'orchestres symphoniques sur son sol que l'Allemagne réunifiée ! On vous donne même le détail : « Sur 174 solistes engagés cette saison 2007-2008 à l'Opéra de Paris, seuls 22 sont Francophones, Français ou résidents. Et encore, relégués aux parties mineures »...

A suivre ces bons apôtres, le directeur de l'Opéra de Paris lui-même, M. Mortier, en dépit de son nom, serait étranger, puisqu'il appartient à la communauté flamande de Belgique... Tout cela est ridicule.

Dans les années 70-80, en effet, après qu'on dut supprimer les troupes (il n'y avait pas d'autre solution que cet électrochoc) minées de l'intérieur par un corporatisme syndical obtus qui avait fait de l'Opéra de Paris la risée du monde lyrique et qui avait contraint le plus grand Directeur de la Musique de l'après guerre, Marcel Landowski, à aller débaucher Rolf Liebermann à Hambourg, le chant français était dans un triste état. Mis à part les Régine Crespin, Gabriel Bacquier, Jane Berbié et Michel Sénéchal presqu'en fin de carrière, ils étaient bien peu nombreux à porter nos couleurs sur les scènes internationales, du Met de New York au Festival de Salzbourg. Ce fut effectivement une traversée du désert de plus d'une génération. Mais attention, figurez-vous, bonnes gens, que nous n'en sommes plus là aujourd'hui ! Et c'est tant mieux.

La présence du cher (très cher, dit-on...) Roberto Alagna parmi ces appelants à la « Refondation des troupes de théâtres lyriques » pourrait faire sourire celui qui a gardé l'image du canard sans tête. Car précisément, Alagna appartient à cette génération du renouveau spectaculaire du chant français initié d'abord par Marc Bleuse lors de son passage à la tête du Conservatoire de Paris et poursuivi avec succès par Michel Sénéchal à l'Ecole d'art lyrique de l'Opéra de Paris. C'est notre nouveau ténor national qu'on voit avec plaisir distribué partout à l'étranger, du Met de New York à la Scala de Milan, tout comme ; côté dames, Natalie Dessay ou Annick Massis. Et la liste n'est évidemment pas close ! Pour ne pas parler de la bonne quinzaine d'excellents chefs français qui font carrière à l'étranger, pour une bonne et unique raison, c'est que leur pays d'origine est bien incapable de leur offrir un nombre suffisant de formations symphoniques, Philippe Auguin, Bertrand de Billy, Stéphane Denève, Louis Langrée, Alain Lombard, Marc Soustrot, Yann-Pascal Tortelier notamment. Et si Sylvain Cambreling dirige en France, c'est qu'il y est imposé par Gérard Mortier: sinon sa carrière s'était jusqu'alors développée essentiellement outre-Rhin, de Francfort à Vienne en passant par Salzbourg. Vieille histoire, d'ailleurs, nos meilleurs chefs avant comme après guerre, ayant toujours dû s'exiler pour trouver la gloire en terre anglo-saxone, de Pierre Monteux à Pierre Boulez en passant par Charles Munch ou Paul Paray ! La toute puissance syndicale n'y changea rien.

C'est que comme le sport, l'activité artistique ne relève pas du fonctionnariat sécurisé, mais au contraire de l'horrible et injuste loi du marché: si vous êtes bon, tout le monde vous veut, si vous êtes mauvais, vous restez sur le bord de la route enchantée... Si l'on en croit nos « Parlementaires » de l'art, la troupe serait une sorte de super-intermittence qui résoudrait tous les problèmes d'emploi...Ils suggèrent que le recours aux chanteurs étrangers répondrait à un souci d'économie et reviendrait à un « dumping social » (sic!). Et de conclure sur ce thème: « Non, l'artiste, qui est aussi un citoyen ne veut pas croire que la mondialisation va se nicher jusque dans les coulisses de l'Opéra »...

Les bras vous en tombent ! La musique et singulièrement l'opéra ont TOUJOURS été mondialisés, depuis que l'Allemand Haendel allait chercher ses chanteuses en Italie pour l'Opéra de Londres; et Paganini, et Liszt, et Chopin, artistes européens avant la lettre. Si la musique est un langage universel, elle ne peut que sauter les frontières pour le bien des artistes et de leur public. Ce ne sont pas les syndicats qui vont les retenir, même s'ils y prétendent dans leur délire. Que n'ont-ils retenu naguère la figure de proue de la troupe de l'Opéra de Paris, l'illustre soprano Germaine Lubin qui fut l'Isolde du siècle, comme on dit bêtement aujourd'hui, mais surtout l'Isolde 1939 à Bayreuth devant son admirateur Adolf Hitler !

Même Isolde était mondialisée...

Jacques Doucelin

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Photo : DR
 

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