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La Chronique de Jacques Doucelin - L’oeil écoute à l’Opéra comme au concert

L’actuelle toute puissance de l’image risque-t-elle de tuer la musique, du moins celle qu’on qualifie de classique, de grande, voire de sérieuse ? Certainement pas, car l’œil écoute lui aussi. Il aide, il complète l’audition de l’ouïe. C’est déjà une expérience que l’on peut faire aisément dans les salles de concerts. Mais la musique peut-elle constituer en soi un objet audiovisuel ? Question bien différente, car le petit écran joue alors le rôle de miroir, il réfléchit des images associées à des sons et partant il donne aussi à réfléchir au spectateur. L’écran suppose une distanciation, un recul. On trompe donc moins facilement le client sur la marchandise.

Prenez la nouvelle coqueluche des communicants de maisons de disques, le jeune pianiste chinois Lang Lang : quand les mélomanes vont découvrir, grossies à la loupe par l’écran de télévision, ses pamoisons surannées, ils vont garder leurs distances et commencer à se méfier… Même chose pour ces chefs vendus comme des savonnettes par des agents trop zélés : quand les étranges lucarnes vous les révèlent dans l’horreur de leur agitation fébrile et désordonnée, ils tombent lourdement de leur piédestal. Tel autre agité du bocal qui cherche à dissimuler désespérément son manque d’idées derrière une perpétuelle course contre la montre, il apparaît soudain pour ce qu’il est.

Ainsi en art comme en politique, la télévision est un révélateur d’une implacable cruauté. C’est aussi le révélateur du génie de quelques uns. Voyez ces instants rares qu’Arte réserve aux téléspectateurs en leur faisant ce cadeau royal, le dimanche soir, de Claudio Abbado insufflant la vie à Gustav Mahler au dernier Festival de Lucerne. Ceux qui s’interrogent encore sur l’utilité du chef d’orchestre y ont trouvé une réponse sans appel ! Sans partition, le grand maestro italien modèle de ses mains le flux musical incitant ses musiciens de tout son visage qui traduit les mille et une passions de Mahler. Dans cette liberté chèrement conquise par une vie de labeur, dans cette joie à recréer les chefs-d’œuvre sans ostentation, il y a un tel esprit de communion qu’on reste confondu.

Mais de tout cela, la magnifique série filmée programmée il y a quelques saisons par Christian Labrande à l’auditorium du Louvre nous avait persuadés : la force de l’image transcende les personnalités des chefs d’orchestre comme l’impact des chefs-d’œuvre symphoniques. Evidemment, dès qu’il s’agit de théâtre en musique, je veux dire d’opéra, l’image s’impose davantage encore. On a fait un vrai Barnum l’autre jour de la retransmission en quasi direct de la première de Mireille de Gounod, qui inaugurait le règne de Nicolas Joel à l’Opéra de Paris. Ce dernier a claironné dans un communiqué que l’héroïne provençale avait réuni plus d’un million cent mille téléspectateurs sur France 3. Bravo ! Mais ce qui est plus important encore, c’est qu’il ait fallu attendre aussi longtemps depuis le départ de…Rolf Liebermann en 1980 (sic !) pour revenir à ce principe tout simple qui devrait être une règle inscrite au cahier des charges des chaînes publiques, à savoir la retransmission automatique de tous les nouveaux spectacles de nos théâtres nationaux, Opéra ou Comédie française.

Et ce au moins pour deux raisons : d’abord, parce que tous les citoyens contribuent par leurs impôts, directs ou indirects, au financement de ces scènes, et ont en conséquence le droit de vérifier le bon emploi de leur argent ; ensuite, comme l’a souvent remarqué le chef Michel Plasson, l’opéra est un spectacle de masse au même titre que le sport, en conséquence de quoi, il se prête lui aussi au reportage en direct de ce qu’il réalise. Et qu’on ne vienne pas dire que la culture, même de divertissement, fait moins recette que le foot : que viennent faire encore ces relents d’audimat nauséeux dans les programmes des chaînes publiques qui à cette heure-là n’ont plus désormais d’écrans publicitaires à vendre ? Ne cacherait-il pas plutôt cette défiance viscérale des décideurs culturels de l’audiovisuel à l’endroit de la culture qui risque de faire réfléchir ?

Donc espérons que Mireille ne sera qu’un début et que l’expérience se répétera au fil de la saison. Je me souviens que huit jours après la retransmission télévisée du Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen, au début des années 80, un bistrotier du Marais poitevin m’avait demandé « si j’avais vu Saint François » ? Lui, il l’avait regardé et écouté quatre heures durant à la télévision au fond de la Vendée. Il n’avait pourtant pour tout bagage musical que l’apprentissage de la clarinette au sein de l’harmonie du village. Mais Messiaen a multiplié le nombre de clarinettes dans son unique opéra pour suggérer la volière d’oiseaux convoqués par le petit frère des pauvres… Voilà pourquoi il faut retransmettre les spectacles lyriques à des heures de grande écoute, à l’intention de tout un chacun. Car tout un chacun paye avec ses impôts le droit à la culture.

Jacques Doucelin

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Photo : DR
 

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