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La Chronique de Jacques Doucelin - Michel Schwalbé : 90 ans d’Europe pour le lieutenant français de Karajan

Alors que l’Europe des marchands et des politiques éprouve toujours le plus grand mal à trouver son unité et sa définition depuis près d’un demi-siècle, celle des artistes se perd dans le fond des âges. Depuis le règne de Louis XIV et l’influence des Médicis et autre Mazarin, nos musiciens, nos peintres et nos sculpteurs ont été envoyés faire leurs classes à Rome précisément dans la fameuse « Villa Medicis ». A l’ère baroque, toute l’intelligentsia germanique s’est mise à l’école italienne avec Bach ou Telemann nourris de Vivaldi avant que Goethe et Mozart n’effectuent les obligatoires « voyages en Italie » du siècle des Lumières…

Tout cela m’est revenu soudain à l’esprit lorsque j’ai découvert l’hommage unanime des medias allemands à Michel Schwalbé, le lieutenant français d’Herbert von Karajan, à l’occasion de son 90e anniversaire le 27 octobre dernier. Je ne veux pas lancer un vain cocorico, je préfère louer l’un des vrais bâtisseurs de l’Europe de l’esprit, la seule qui vaille dans la durée. Ce qui me frappe et me choque, c’est le silence de la France, qui s’est étendu jusqu’à notre ambassade dans la ville de Frédéric II, l’ami de Voltaire… Alors, j’ai eu envie de vous parler d’un homme, d’un destin exceptionnel qui s’est joué au fil des siècles, par-delà toutes les vicissitudes de l’Histoire, à travers toute l’Europe, d’Ouest en Est, aller et… retour.

Mais, au fait, qui est Michel Schwalbé ? Un violoniste européen – nous reviendrons plus tard sur sa formation musicale itinérante - que Karajan est venu débaucher en 1957 à Lausanne où il était le violon solo de l’Orchestre de chambre après avoir occupé le même poste à l’Orchestre de la Suisse romande à Genève de 1944 à 1946. Il avait alors fondé son propre quatuor et succédé au légendaire Joseph Szigeti à la tête de la classe de virtuosité du Conservatoire genevois. Karajan avait déjà dirigé (et repéré !) Michel Schwalbé en Suisse dans l’immédiat après-guerre et ne pensa plus qu’à le faire venir à Berlin lorsqu’il eut succédé à Furtwängler à la tête de la Philharmonie où il devait établir les bases de son empire musical sur le monde. Tenté par la carrière de soliste, très attaché à son indépendance, juif de surcroît, Michel Schwalbé avait toutes les raisons d’hésiter à suivre l’ambitieux Karajan à la réputation sulfureuse dans un après-guerre pollué par le nazisme.

Mais comme il me l’a plusieurs fois raconté, « on ne résistait pas au charme, à l’intelligence fulgurante comme à l’autorité naturelle de Karajan, ce grand sorcier ensorceleur »… C’est ainsi qu’un violoniste de nationalité française, né en Pologne et fier d’un patronyme fleurant bon la Catalogne – Schwalbé avec un é accent aigu comme celui de la Caballé, auquel il tient comme à son stradivarius le King Maximillian – se mit au cou une chaîne dorée pour suivre Karajan dans son rêve d’hégémonie mondiale dans ce ghetto occidental que constituait alors Berlin ouest au cœur d’une Allemagne communiste. Des jaloux, à Paris notamment, le lui ont reproché. Mais il resta fidèle à son empereur jusqu’à sa retraite en 1984. Dès 1963, Michel Schwalbé fut le premier citoyen français à enseigner au Conservatoire de Berlin concurremment à ses cours d’été au Mozarteum de Salzbourg.

Lui qui avait commencé à enregistrer les concertos du grand répertoire violonistique dut ravaler ses ambitions personnelles pour seconder, au poste envié de premier violon solo du plus célèbre orchestre du monde, Herbert von Karajan, ne se contentant pas de préparer le pupitre des cordes, mais se chargeant même des répétitions générales lorsque le « jet-maestro » faisait des sauts à Vienne, à Salzbourg et surtout à la Scala de Milan dont il était l’actif directeur artistique dans les années 60. Il fut surtout l’interface entre un chef tyrannique et une collectivité de musiciens, certes disciplinée, mais à cheval sur ses prérogatives. Il évita de justesse le clash lorsque Karajan voulut imposer à ses lions Sabine Meyer comme clarinette solo en 1983. Il n’était hélas plus là quand l’atmosphère entre les Berlinois et le chef a tourné au vinaigre entre 1985 et 1989.

Heureusement pour nous, Michel Schwalbé tient au bout de son archet tous les grands solos de violon du répertoire symphonique européen dans les enregistrements les plus célèbres signés par Karajan : juste contrepartie à un servage au plus haut niveau ! Herbert von Karajan, grand seigneur, savait, en effet, laisser du mou à la corde et son premier Konzertmeister n’a presque jamais manqué de liberté pour pratiquer la musique de chambre ou poursuivre sa carrière de pédagogue. En débauchant Schwalbé, Karajan savait très bien ce qu’il faisait, à savoir « dégermaniser » sa phalange berlinoise pour lui communiquer ce caractère international qui devait favoriser l’expansion par le disque de son imperium musical. Car Schwalbé constitue de par sa formation un pont entre les deux principales écoles de violon d’Europe, la russe fondée par Leopold von Auer au Conservatoire de Saint-Pétersbourg et la franco-belge autour d’Eugène Ysaye à la chapelle créée par la Reine Elisabeth de Belgique.

Le jeune Polonais travailla d’abord avec un élève d’Auer, Moritz Frenkel, avant de venir à Paris poursuivre ses études avec Enesco (professeur de Menuhin !) et Monteux, mais surtout le très grand pédagogue du Conservatoire et de l’Ecole normale de musique Jules Boucherit, principal représentant avec Jacques Thibaud de l’école franco-belge. C’est là que juste avant la guerre Michel Schwalbé prit la nationalité française. Il semble voué à la synthèse des différentes influences européennes par le destin même de ses ancêtres qu’Isabelle la catholique força à quitter la terre d’Espagne pour se réfugier d’abord en Provence parmi les « Juifs du pape » en Avignon avant de gagner plus à l’Est encore la Pologne. Le grand regret de Michel Schwalbé est de n’avoir pu fonder à Paris la grande école de cordes dont il a rêvé toute sa vie.

Après sa retraite, Maurice Fleuret, directeur de la musique, l’avait pourtant reçu pour en parler. Une visite de son cher Conservatoire de Paris avait même été prévue, mais elle capota en raison de l’opposition de certains dans ce qui était alors un bastion du conservatisme plus qu’un conservatoire… et il dut se rabattre sur celui de Lyon ! Aujourd’hui, depuis Berlin où il s’est retiré, il va à Moscou et à la Juilliard School de New York. Paris continue à le snober. Ce qui est somme toute assez logique …

Jacques Doucelin

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Photo : DR
 

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