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La Chronique de Jacques Doucelin - Régine qui pleure, Crespin qui rit

Un livre(1), un bel album photos plutôt, et une exposition organisée au Palais Garnier(2) en collaboration avec la BNF, voilà l’hommage de la France à Régine Crespin, sa dernière authentique diva disparue le 3 juillet 2007 dans sa villa de l’avenue Frochot, à un jet de pierre de ce Pigalle qui la fascinait tant. Diva elle le fut superlativement, mais presque sans le vouloir, avec une innocence qui ne la quitta jamais, comme si quelque chose dans son inconscient refusait d’y croire : trace d’une antique blessure au cœur d’une petite fille élevée entre le Marseille de ses parents et le Nîmes de sa grand-mère, ou vicissitudes d’une vie d’artiste supportant mal la solitude ?

Tout simplement l’amour et la vie d’une femme pour parler le langage des cantatrices. Une vie nimbée de mystère et de légende sans lesquels il n’est point de diva. Car il faut savoir défrayer la chronique : c’était Crespin se regardant à la une des magazines, l’oeil noir vrillant sous ses « bibis », pardon ses capelines, qui enchâssaient l’ovale parfait d’un visage qui s’arrondit avec le temps et sa silhouette. C’est qu’elle aimait la vie et la croquait à pleines dents la Régine ! Gourmande, pulpeuse, elle résistait mal à la tentation : elle brûlait la chandelle par les deux bouts disaient les envieux et les cafards. C’était le prix que Régine eut à payer pour cette formidable présence, cet engagement de tout l’être dans le chant de Crespin. Comme Charles De Gaule, elle distinguait la femme privée de la cantatrice.

Celle-ci a tout chanté, d’Alceste à Desdémone en passant par Carmen, Charlotte, Amelia, Tosca, Giulietta, la Maréchale, Kundry ou Sieglinde. Au sein de la troupe de l’Opéra, après la guerre, elle servit très tôt le répertoire national. Elle fut ainsi, d’abord à Lyon, la grande Didon des Troyens tronqués que Paris put seulement offrir à Berlioz toujours maudit par ses pairs. Si son enregistrement sublime des Nuits d’été du même Hector reste insurpassé, cela ne tient pas du hasard : Régine Crespin fut une bûcheuse acharnée. Quand Wieland Wagner vient la chercher pour dépoussiérer le vieux Bayreuth de son grand père, elle n’hésite pas à se rendre chez la sulfureuse Isolde du Bayreuth de 1939, la blonde Germaine Lubin exilée dans son minuscule appartement du Quai Voltaire. Parallèlement, elle travaille l’allemand d’arrache-pied avec son mari, le germaniste Lou Brouder. Elle sera Kundry à Bayreuth, puis Sieglinde à Vienne et même Brünnhilde au péril de son timbre pour l’ogre des voix que fut Herbert von Karajan…

Elle n’en fera pas moins la conquête de l’Amérique qui, elle, lui restera fidèle quand Paris l’accablera de ses snobes et mortelles cabales… Je la revois au Met de New York à la fin des années 1970 passant d’un soir à l’autre du français à l’anglais dans la première Prieure des Dialogues des carmélites que dirigeait Michel Plasson. 1980 marqua un tournant dans sa carrière comme dans sa vie : la Maréchale du Chevalier à la rose, cette héroïne du renoncement à l’amour qu’elle incarna comme aucune autre Française, l’abandonna. Avec humour, mais avec sérieux, Régine se jeta goulûment sur Offenbach et sa Grande Duchesse de Gerolstein dont elle fit une Maréchale grinçante. Et de la seconde Prieure des Dialogues de Poulenc qu’elle chanta à la création à Paris, elle passa à Madame de Croissy, c'est-à-dire aux mystères de l’agonie. Régine somatisa tous ces chocs et fut atteinte d’un cancer contre lequel elle se battit avec autant de discrétion que de courage. Bien plus tard, elle me confia qu’elle allait alors régulièrement dans un parc américain entourer de ses longs bras un arbre géant « qui lui avait communiqué sa force ».

Guérie, mais la voix altérée, elle regagna l’Europe, enseigna son art au Conservatoire de Paris à une théorie de Crespinets et de Crespinettes qu’elle adorait comme les enfants qu’elle n’avait pas eus. Ce n’est pas elle, si généreuse, qui aurait volontairement « massacré» un joli soprano pour tuer une rivale à l’instar de Schwarzkopf… Elle puis, entre deux séjours au soleil de Majorque qu’elle aimait tant, elle, la Méditerranéenne, elle se choisit de nouveaux rôles où la super-professionnelle qu’elle était fit merveille, du Medium de Menotti au Châtelet à la Comtesse de La Dame de Pique de Tchaïkovski à Varsovie où la chanson de Grétry que la vieille dame joueuse y fredonne fit joliment renouer Crespin avec ses débuts dans l’opéra classique français. Mais jusqu’au paradis communiste – le mur de Berlin n’était pas encore tombé ! – la diva demeurait la même : exigeante jusque dans son apparence vestimentaire !

Alors que je me préparais pour partir dans la Pologne du général Jaruzelski pour assister à l’une des représentations, sa fidèle habilleuse et intendante débarqua soudain chez moi les bras chargés d’un manteau de vison, de plusieurs paires de chaussures de luxe, d’un sac en croco et autres ornements de diva… Je refusai de prendre le risque de me faire choper à la douane polonaise pour trafic d’objets de luxe - car à l’époque tout était possible envers les journalistes occidentaux. Je mis donc sa gouvernante dans un taxi avec son précieux chargement. Régine fut hors d’elle, fit un caprice de petite fille, refusant d’entendre mes arguments arguant qu’elle n’avait rien à se mettre pour le souper à l’ambassade de France… Elle y apparut resplendissante, véritable reine de la soirée, digne de sa chère Didon des Troyens de Berlioz. Si Régine m’en voulut, Crespin me pardonna. Régine qui pleure, Crespin qui rit : la vie d’une diva chaleureuse, généreuse, coléreuse comme cette petite fille de Nîmes dont elle avait gardé l’accent savoureux et qui lui donna l’énergie de se battre dans l’arène de la vie.

Jacques Doucelin

(1) « Hommage à Régine Crespin », préface d’Hubert Nyssen, texte d’André Tubeuf, sous la direction de Christophe Ghristi, (l’ouvrage comporte une chronologie de la carrière de la diva reconstituée par Inès Piovesan) / Actes Sud-Opéra National de Paris (29 euros).

(2) Exposition du 19 juin au 15 août au Palais Garnier : 08 92 89 90 90 / www.operadeparis.fr

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Photo : DR
 

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