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La Chronique de Jacques Doucelin - Rolf Liebermann : le centenaire d’un grand patron d’opéra
C’est le 14 septembre que l’on fêtera le centenaire de la naissance à Zürich de Rolf Liebermann(1910-1999), compositeur suisse et directeur d’opéra. Peu d’administrateurs de l’Opéra de Paris auront marqué à ce point l’esprit du public comme celui des artistes. Car durant les sept années de vaches grasses que ce vrai grand patron a passé à la tête de la Réunion des Théâtres Lyriques Nationaux, du 1er janvier 1973 au 31 juillet 1980, il a réussi à remettre au niveau international la « Grande Boutique » comme Verdi qualifiait ironiquement le Palais Garnier. Minée de l’intérieur depuis la fin de la guerre par les luttes de clans et les affrontements syndicaux, notre première scène lyrique nationale s’enlisait doucement mais sûrement dans le ronron d’une alternance répétitive que le public boudait de plus en plus et que la venue des Présidents de la République successifs qui voulaient ainsi honorer les hôtes de la France, ne parvenait même pas à rompre.
Car c’était la joyeuse époque où l’on n’entrait dans la troupe de solistes comme dans celle des chœurs que « sur recommandation » d’un sénateur ou d’un ministre ! Quant au titre d’administrateur de l’Opéra de Paris, il était conféré le plus souvent comme une manière de prébende royale à un affidé par le ministre de …l’Intérieur, car la Culture n’était pas encore jugée digne d’un ministère autonome. Pour cela, il faudra attendre l’arrivée d’André Malraux avec de Gaulle après 1958. Bref, la nomination de Rolf Liebermann venu de l’Opéra de Hambourg dans la capitale française fit l’effet d’un coup de tonnerre.
N’allez surtout pas vous fier au déluge d’hommages « aussi unanimes que sincères » les uns que les autres et venus de tous les horizons, qui ne va pas manquer de saluer le centenaire de Rolf Liebermann en cette rentrée lyrique ! Sa venue suscita, en effet, une campagne de presse nationaliste aux relents les plus douteux telle qu’on a peine à l’imaginer aujourd’hui, certains n’hésitant pas à titrer « Un juif allemand à l’Opéra de Paris » … Je me souviens avoir interviewé en 1976 Germaine Lubin, l’immense soprano française qui avait été chassée de la troupe de l’Opéra en 1945 entre autres pour avoir chanté Isolde en 1939 à Bayreuth . Elle était alors très âgée, mais n’avait rien abdiqué de ses convictions : « pourquoi ont-ils nommé un étranger à la tête de notre Opéra alors qu’un Pierre Boulez aurait parfaitement fait l’affaire ? » m’a-t-elle lancé. Aussi bien, beaucoup voulurent-ils faire porter sur le nouveau venu la responsabilité du coup de balai qui avait précédé son arrivée : en réalité, il avait été orchestré bien en amont, à partir de 1970, par Marcel Landowski, René Nicoly et Hugues Gall sous l’autorité du ministre de la Culture de l’époque Edmond Michelet.
On peut regretter, et à juste titre, la suppression pure et simple des troupes du Palais Garnier et de la salle Favart, mais on ferait mieux de se demander si l’état de déliquescence où la dictature des syndicats les avait fait sombrer aurait permis leur refonte à défaut de leur maintien : comme dans tout conflit, une fois le point de non retour atteint, il ne reste plus que l’option chirurgicale ! D’autant que pour attirer à nouveau au Palais Garnier le public, les voix internationales et les grands chefs d’orchestre que les mélomanes connaissaient désormais par le disque alors en plein essor, Rolf Liebermann avait décidé de troquer la bonne vieille alternance des spectacles pour des séries d’ouvrages affichées pour une période limitée, mais repris d’une saison sur l’autre, voire d’un bout de la saison à l’autre, avec une nouvelle distribution et un nouveau chef afin d’en renouveler l’intérêt pour le public.
A remède de cheval, succès vertigineux ! En effet, quand un fringant Patrice Chéreau, venu tout droit du théâtre, opère un retour aux contes originaux d’E.T.A. Hoffmann lorsqu’il présente sa vision très germanique des Contes d’Hoffmann d’Offenbach ou quand le bouillant Jorge Lavelli, autre metteur en scène de théâtre, modernise le vieux Faust de Gounod en lui arrachant la plume du chapeau et au risque du scandale en voyant dans les soldats des éclopés de la guerre 14-18, c’est un nouveau public plus habitué du Festival d’Avignon et du Théâtre National Populaire de Jean Vilar qui découvre les ors du Palais Garnier !
Rolf Liebermann demanda à son collègue compositeur Friedrich Cerha d’orchestrer le troisième acte de Lulu d’Alban Berg, qui fut créée à Paris dans son intégralité par Boulez et Chéreau. Il avait en outre passé commande à Messiaen qui ne termina son Saint François d’Assise que sous l’ère Bogianckino. Mais l’opération phare de l’ère Liebermann fut bien évidemment ce coup de génie qui lui inspira d’ouvrir son règne avec les désormais légendaires Noces de Figaro de Mozart… et Beaumarchais sous la baguette de Georg Solti et dans la vision à la fois historicisante et poétique de Giorgio Strehler. Chef et metteur en scène n’arrêtèrent pas de se voler dans les plumes durant les longues répétitions en une guerre des ego féconde parce qu’elle fut arbitrée par un homme de l’art et de grande culture, un vrai patron capable de faire entendre raison aux machinistes CGT comme aux poids lourds du lyrique.
Certes, le patron fut moins heureux dans le bras de fer qui assombrit la fin de son règne en l’opposant à Jean Salusse, brillant haut fonctionnaire ami de Jacques Chirac, nommé à la présidence de l’Opéra de Paris par le gouvernement afin de reprendre le contrôle de ses finances. Mais l’administrateur de l’Opéra ne pouvait admettre cette tutelle financière sans risquer de perdre la réalité de son pouvoir artistique. Le conflit s’acheva de façon dramatique par le suicide du président, qui signa la fin d’un des conflits récurrents à l’Opéra de Paris entre saltimbanques et géomètres. Mais le bilan artistique est si évident et si éclatant qu’en trois décennies le souvenir de la tragédie a fini par s’estomper.
Pour que le symbole des Noces de Figaro fût encore plus fort, les premières représentations en furent données sous forme de soirées de gala en mars 1973 au Théâtre Gabriel du Château de Versailles dont Liebermann savait parfaitement que les dimensions de la scène ayant servi de modèle à Charles Garnier deux siècles plus tard étaient identiques à celles de l’Opéra de Paris ! Ca, c’est le métier et ses ficelles. Mais il s’agissait avant tout par ce geste politique fort qui, par-delà la Révolution française, renouait avec l’Ancien Régime sous le signe de Mozart et de Beaumarchais, de rétablir l’esprit de fête pour mieux marquer les contemporains et attirer l’attention de tous les grands medias français et mondiaux sur un événement archi-mondain destiné à remettre le Palais Garnier au premier rang des institutions culturelles françaises et des grands théâtres lyriques internationaux.
Ce spectacle fut repris presque à chaque saison de l’ère Liebermann avec un défilé de grands chefs et de toutes les grandes vedettes du chant de l’époque. Pour ses adieux à Paris, lors de la traditionnelle représentation gratuite du 14 juillet 1980, Rolf Liebermann veilla à réunir le même bouquet de voix qui avaient chanté la première à Versailles sept ans plus tôt et qui revinrent gracieusement par amour du maître. Ces Noces tant aimées du public gardèrent l’affiche bien au delà du déménagement à l’Opéra Bastille en 1989 (autre symbole qui n’a pas déplu à Rolf Liebermann !) au point que les décors en furent refaits et adaptés au gigantisme de la nouvelle scène ultra moderne. Après plus de trois décennies de bons et loyaux services, elles quittèrent définitivement l’Opéra de Paris... au point que Nicolas Joël a du emprunter les décors réalisés à la Scala de Milan pour pouvoir les afficher à nouveau dès cette saison en hommage à son grand prédécesseur : deux séries sont prévues du 26 octobre au 24 novembre, et du 13 mai au 7 juin 2011).
Tout ne fut pas – et ne pouvait humainement pas être – de ce niveau. Il y eut même une Tétralogie de Wagner mort-née et interrompue après une Walkyrie calamiteuse de Grüber. On en a oublié que L’Or du Rhin signé par Peter Stein était superbe ! Depuis, on n’a vu personne avoir l’honnêteté et le courage d’annuler des spectacles qu’il ne jugeait pas dignes du public : Rolf Liebermann a été grand jusque dans sa capacité à dire non à certains artistes. Le négociateur était habile, à la fois séducteur par son charme et son intelligence, mais redoutable par sa connaissance parfaite de tous les traquenards du métier. S’il savait s’entourer d’une équipe compétente, il savait aussi prendre ses responsabilités et assumer ses choix lui-même sans se défausser. Mais on ne la lui faisait pas ! Neveu d’un peintre connu, il était raffiné et d’une rare culture. Mais il était « partageux », rêvant de trouver le moyen le plus efficace de répandre l’opéra. Ainsi a-t-il toujours ferraillé dur avec les syndicats de musiciens comme de machinistes pour que la télévision devienne le relais naturel de son action culturelle. Il tenta même d’implanter un réseau de diffusion en direct dans de vastes salles de cinéma à travers tout l’Hexagone en en améliorant la qualité du son.
De guerre lasse, cet homme pratique se tourna vers le cinéma inventant un art nouveau le film-opéra qui n’est ni l’opéra filmé, ni la retransmission télévisée en direct avec ses aléas. Les protagonistes enregistrent d’abord la bande-son et jouent ensuite eux-mêmes l’action en décors naturels. Le prototypa fut le fameux Don Giovanni de Joseph Losey dirigé par Lorin Maazel avec une distribution à tomber par terre dominée par la figure emblématique du grand Ruggero Raimondi. Si certains suggèrent que le nom de la Rotonda, la villa du Palladio où s’inscrit la dernière journée du grand seigneur méchant homme, lui a été soufflé par l’ami Patrice Chéreau, c’est le patron qui a su imposer ce choix qui a tant fait pour le succès de ce premier film-opéra tant cette sublime épure architecturale épouse le génie mozartien.
Lors de l’interview d’adieu qu’il m’avait accordée en juin 1980, soudain un petit jeune homme livide passa la tête par la porte du secrétariat : « Patron, ils ont encore déposé un préavis de grève… » C’était Gerard Mortier, alors simple assistant, que l’émotion rendait à peine audible. Le Patron, comme l’appelaient aussi par respect pour sa compétence technique les machinistes CGT, n’allait pas se laisser démonter pour si peu : « demandez à ma secrétaire d’envoyer immédiatement un encart publicitaire à tous les quotidiens pour le passer demain matin – j’ai bien dit TOUS ! » Il visait ainsi L’Humanité… Dans cet encart, l’Administrateur de l’Opéra annonçait à quelles conditions matérielles l’Opéra engageait ses machinistes… Le naïf que j’étais osa lui demander si cela n’était pas un peu risqué de gaspiller l’argent en publicité. Je l’entends encore avec son fort accent zurichois et son sourire à la fois satisfait et compatissant : « za coûte toujours moins jer que de rembourser les spectateurs ! »
Telles étaient les leçons d’un vrai grand patron : le lendemain matin, ça a du chauffer à la centrale CGT, car on n’entendit plus jamais parler du préavis de grève qui avait mis Gerard Mortier au bord de la pamoison ! Preuve que Marcel Landowski ne s’était pas trompé lorsqu’il se rendit à Hambourg avec Hugues Gall en 1970 pour démarcher le directeur de l’Opéra de la ville hanséatique. A 60 ans, Liebermann avait à la fois l’expérience de la Radio à Hambourg et de la gestion d’un théâtre. On le connaissait surtout comme compositeur. Après une Léonore 1940-45 inspirée du thème de l’unique opéra de Beethoven et créée à Bâle, Pénélope et L’Ecole des femmes d’après Molière connurent la consécration du Festival de Salzbourg respectivement en 1954 et 1957.
Liebermann eut la délicatesse de ne pas les programmer à Paris durant son septennat. Heureusement, l’Opéra National de Bordeaux que dirige d’une main sûre Thierry Fouquet – un ancien du Palais Garnier – a décidé d’afficher en décembre la création française au Grand Théâtre de Victor Louis de L’Ecole des femmes, le plus célèbre des opéras de Rolf Liebermann. En 1986, un nouvel ouvrage lyrique La Forêt d’après Ostrovski vit le jour au Grand Théâtre de Genève toujours avec la complicité d’Hugues Gall, fils spirituel de Liebermann auquel il avait confié la mise en scène de Parsifal, la seule qu’il signa jamais. C’est à Paris, sous l’ère Gall, que fut enfin créé à l’Opéra Bastille, dans une mise en scène de Jorge Lavelli, son ultime opéra, Acquittement pour Médée, une extension de sa Cantate Medea écrite une décennie plus tôt pour Françoise Pollet.
Il savait tout, car il avait aussi appris la direction d’orchestre notamment auprès d’Hermann Scherchen dont il était l’assistant à Vienne lorsque Hitler annexa l’Autriche en 1938. Il m’avait avoué un jour n’avoir vraiment rien vu venir, mais il eut heureusement la chance de pouvoir attraper le dernier train en partance de Vienne pour la Suisse. Sinon, Paris n’aurait jamais connu son nom et son Opéra eût été privé de lendemains qui ont si bien chanté.
Jacques Doucelin
Une exposition sera dédiée à l’ère Liebermann à l’Opéra de Paris, à la bibliothèque du Palais Garnier du 13 décembre 2010 au 1er mars 2011.
Un album est également prévu en fin d’année.
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Photo : DR
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