Journal

La Chronique de Jacques Doucelin - Vous avez dit bourgeois ?

C’est une forme de reproche insidieux qui se répand de plus en plus sur les ondes de radio et de télévision de grande écoute : la musique dite classique serait bourgeoise, c'est-à-dire entachée de tous les maux attachés à une classe sociale maudite. Si l’on n’y prend garde, les paresseux et les incultes de tous poils auront tôt fait de perpétrer leur crime qui consiste à reléguer la musique dans le camp des parias. Et l’on voit très bien quels avantages tel politique mal intentionné ou tel bas fonctionnaire en veine d’économies budgétaires, peuvent tirer d’un climat aussi malveillant, pour ne pas dire délétère, qui à la veille du quarantième anniversaire de Mai 68 frise la démagogie la plus basse et sent son garde rouge à plein nez.

A ce propos, je ne saurais trop vous recommander en guise d’antidote la lecture de ce document d’histoire bouleversant par sa crudité et sa vérité criée à la face du monde qu’est la confession de la pianiste chinoise Zhu Xiao-Mei La Rivière et son secret (1), qui vient de remporter le Grand Prix des Muses. C’est comme si l’on plongeait Jean-Sébastien Bach tout cru dans l’acide révélateur de la révolution dite culturelle ou comment les hordes barbares réussissent à anéantir toute trace de culture et d’humanité en l’homme au nom du combat contre la peste bourgeoise !

Chez nous, ce sont ces petits mots distillés avec malignité qui sapent peu à peu le consensus populaire. Ce poison est si pernicieux qu’il atteint jusqu’à ceux qui se chargent de vulgariser (quel mot atroce ! Est-ce que celui de démocratiser ne pourrait pas faire l’affaire ?) la musique classique dans le poste et à l’écran : ces belles âmes qui semblent se dévouer à une cause qu’elles pensent perdue d’avance, se croient, en effet, obligées d’alléger la sauce, quand ça n’est pas de s’excuser de la complexité et de la difficulté de leur sujet ou de ce que vous allez entendre chers auditeurs…Et l’on vous programme de la musique militaire ou l’inusable Boléro qui est aux œuvres sublimes de Ravel ce que la molesquine est au cuir de Cordoue. Sous le prétexte de ne pas effrayer le client, on le prive de tout ce qui pourrait le convaincre d’aller vers la musique classique !

Tel est le paradoxe mortel dans lequel tente de survivre actuellement la musique dite classique. Et personne ne moufte, si prégnante est la dictature de « l’idiot-visuel » et du dieu audimat, la consommation obligatoire ayant remplacé le libre arbitre du citoyen mélomane. Car la cause est entendue d’avance : bourgeoise, la musique sera programmée à des horaires bourgeois, c'est-à-dire à pas d’heure, pour les seuls insomniaques afin que ceux qui auraient grand besoin de sa consolation en soient privés sur ordre des médiocres. Savez-vous qu’un homme interviewé tout récemment sur Inter dans un restaurant du cœur sur ses motivations, répondit qu’il tentait ainsi d’économiser afin de pouvoir s’acheter quelques disques… Un ange passa une seconde avant le cataclysme final lorsque l’interviewé précisa qu’il s’agissait de CD d’orgue baroque. On n’a pas idée : un fou dangereux qui aime Michel Chapuis ! Voilà ce qu’on appelle un dangereux bourgeois.

J’aurais voulu embrasser cet homme. C’est la preuve que le chœur des prisonniers du Fidelio de Beethoven appartient à tous les hommes, toutes classes confondues. Et sa 9ème Symphonie aussi. Quelle hérésie de détourner ainsi la pensée d’un génie qui a passé sa vie à ruer dans les brancards de la société qui l’étouffait. Oui, mais disent-ils avec leur mauvaise foi poisseuse, ce sont les bourgeois qui vont à l’Opéra. A ce compte-là, il faudrait fermer tous les musées parce qu’ils sont plus fréquentés par des bourgeois que par des ouvriers ou des paysans. C’est le ridicule de ce genre de raisonnement qui condamne une société au déclin absolu…

Va-t-on bombarder les cathédrales et les mosquées construites à la gloire de Dieu ? Brûler tous les chefs-d’œuvre de Rembrandt ou de l’impressionnisme français sous prétexte que des rois ou des bourgeois les ont commandés ? Si l’on voit le ridicule de ces propositions lorsqu’il s’agit de peinture, on ne l’entend pas du tout ainsi dès qu’il s’agit de la musique : vous avez dit bizarre ? C’est que l’œil autorise la passivité et le mensonge : devant une exposition, on peut parler avec ses voisins si l’on s’ennuie. Impossible de tromper son ennui dans une salle de concert : l’ouïe exige une attention particulière, un effort soutenu, un face à face avec soi-même. En même temps, l’oreille est le sens de la sociabilité, du dialogue, de l’échange, de la rencontre avec autrui, donc du compromis, de la tolérance, de la paix entre les hommes, bref, le ciment de la civilisation.

Ainsi la pratique du quatuor à cordes constitue-t-elle l’une des formes les plus hautes du dialogue entre les individus. Quelle plus belle République que celle formée par un orchestre symphonique qui transcende toutes les différences ? Alors, qu’on multiplie chorales populaires et orchestres d’amateurs : c’est dans la pratique de l’acte musical, comme du sport sur un terrain, que se forge peu à peu l’humanité des hommes. Que la musique recule et la barbarie s’installe.

Jacques Doucelin

(1) Ed. Robert Laffont.

Vous souhaitez réagir à cet article

Les autres chroniques de Jacques Doucelin

Photo : DR
 

Partager par emailImprimer

Derniers articles