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La Fresque par le Ballet Preljocaj – L’au-delà du Rideau – Compte-rendu

Etrange, après avoir vu les efforts assez obtus et néanmoins saisissants de Jiri Kylian pour arracher au costume sa signification intime dans Bella Figura, à l’Opéra de Paris, d’être propulsé dans le monde infiniment plus poétique d’Angelin Preljocaj pour La Fresque, sa dernière création. La danse n’y est plus discours ambitieux, elle est fleuve, et même si le chorégraphe fournit des indices pour décrypter son  œuvre, ce qu’elle apporte est bien plus encore que ce qu’il a voulu y mettre.
 
Force est de reconnaître, d’entrée de jeu, que la variété du talent d’Angelin Preljocaj, sa richesse d’inspiration, son style à la fois reconnaissable et changeant, et surtout l’intelligence avec laquelle il se plie à des univers diamétralement opposés fait de lui l’un des très grands maîtres de notre temps, et sans doute de l’histoire de la danse. Libre, le chorégraphe fait partie de ceux qui en ont fini avec les doctrines et se joue des diktats pour nous offrir la chair d’une histoire, colorée toujours à sa façon puissante. On demeure stupéfait devant la multiplicité des thèmes qu’il a abordés, au cours d’une longue carrière, car ce jeune homme souriant et ouvert approche la soixantaine, tandis que sa compagnie est trentenaire. Social, revendicatif, capable de faire d’un fait divers sordide une pièce déchirante, montrant la pourriture du sexe dans son Casanova autant que sa cruauté dans Le Parc, faits pour l’Opéra de Paris, brutal ou langoureux, (ratage malheureux de ses Nuits, plus proches du bain douche que de Schéhérazade), primal ou sophistiqué, capable de narrer autant que d’épurer – splendide Blanche-Neige – ce phénix renaît de ses cendres à chaque coup d’aile de l’inspiration.

© J.C. Carbonne
 
Ici c’est la légèreté ambigüe d’un conte chinois qui l’a touché et dans lequel il nous transporte, fascinés pendant une heure vingt par l’immatérialité de sa propre fresque mobile : celle qui fait rentrer un homme dans un tableau par amour d’une belle qui s’y tient, avec quatre compagnes. Il y vit dans un rêve qui ne dure que quelques minutes et lui paraît avoir rempli des années. Et à la fin, son aimée, redevenue idée, se pare pourtant d’une fleur qu’il lui a donnée et ne figurait pas dans le tableau. Le rêve existe t’il vraiment, modifie t’il la réalité ou est ce au contraire elle qui le modifie. Un propos subtil, étiré dans un espace-temps dont on ne perçoit pas les composantes tant, à la manière des danseurs de Taïwan, l’étirement des gestes finit par ne plus se remarquer, la vérité des postures dépassant leur forme.
 
Formidable état d’apesanteur, où les chevelures des jeunes filles volant autour d’elles, ont plus de spiritualité que de sexualité et tracent des lignes qui répondent harmonieusement aux nuées qui passent dans cette nuit sans étoiles. Duos d’âmes où les êtres se frôlent sans s’empoigner, achevés dans les balancements d’une douceur enivrante. Secousses aussi, que le chorégraphe sait donner à son doux propos pour en casser le côté possiblement convenu : notamment l’apparition de trois dieux vigoureux, découpés en ombres chinoises et qui, au bout du conte, ramènent le héros à la réalité. Avec dans ces trois silhouettes, un côté Marvel, preuve que Preljocaj sait survoler son rêve et rentrer lui aussi dans son temps.
 
La troupe épouse toutes ces nuances avec une délicatesse qui émerveille et on garde longtemps en mémoire la grâce émouvante de la fine Yurié Tsugawa, élue ce soir là, et de son chignon clin d’œil, piqué d’une rose qui dit la réalité de l’amour, au-delà du conte. Comme l’écharpe d’Armide… Magnifique ! Seul bémol, si l’on ose dire, la musique  peu inspirée de Nicolas Godin, qui souffle sa basse continue sans gêner, heureusement, tandis que les merveilleuses tuniques d’Azzedine Alaïa virevoltent comme des liserons.
 
Jacqueline Thuilleux

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La Fresque ( chor. A. Preljocaj / mus. N. Godin) – Versailles, Opéra Royal, 30 novembre ; prochaines représentations les 3 et 4 décembre 2016. www.chateauversailles-spectacles.fr. Comédie de Clermont Ferrand, les 7,8 ,9 décembre 2016, www.lacomediedeclermont.com, Maison de la Danse à Lyon, les 1, 2, 3,4, février 2017, www.maisondeladanse.com

Théâtre de Chaillot, Roméo et Juliette, du 16 au 24 décembre 2016, www.theatre-chaillot.fr
 
Photo © J.C. Carbonne
 

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