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La tribune des Duruflé fête leurs successeurs – Thierry Escaich et Vincent Warnier, vingt ans de titulariat – Compte-rendu

Le 16 juin 1986 s'éteignait Maurice Duruflé, qui ne put jamais vraiment se remettre du terrible accident de voiture dont lui-même et son épouse Marie-Madeleine Duruflé-Chevalier (1921-1999) avaient été victimes en 1975. Il fut alors contraint de renoncer à sa tribune, son épouse demeurant de facto seule titulaire pendant vingt ans : les blessures et les souffrances de l'accident douloureusement surmontées, elle connut véritablement, à cette époque, une seconde et brillantissime carrière internationale.
 
Né en 1902, Maurice Duruflé avait été nommé à Saint-Étienne-du-Mont dès 1929, y trouvant un orgue en piteux état bien que dans l'un des plus somptueux buffets de Paris (1631-1633), œuvre de Jean Buron, sans doute assisté de son disciple Germain Pilon, homonyme du fameux sculpteur du XVIe siècle : ce buffet classique était illuminé comme rarement lors de ce concert anniversaire du 25 novembre 2016. Si l'on tient compte des longues périodes durant lesquelles l'orgue fut plus ou moins muet et des interminables travaux de restauration et d'agrandissement, repris après la Seconde Guerre mondiale avec des matériaux n'ayant pu donner toute satisfaction (la réfection de l'orgue, démonté en 1938, fut suspendue durant le conflit, d'où presque vingt années de silence), on réalise que Duruflé, titulaire durant plus d'un demi-siècle, ne disposa en réalité que peu de temps d'un orgue de qualité – initialement de Pierre Le Pescheur (1636), relevé par François-Henri Clicquot (1777), profondément remanié par Aristide Cavaillé-Coll (1863/1873), reconstruit et grandement augmenté par Beuchet-Debierre (1956), entre autres nombreuses étapes :
 
 « […] Bref, l'orgue ne fut jamais inauguré bien qu'ayant repris du service depuis 1957. Finalement, en 1972, je pus obtenir de la Ville de Paris un certain crédit qui permit de remplacer les tuyaux de zinc par des tuyaux d'étain, de revoir toutes les tailles et les progressions et de retoucher l'ensemble de l'harmonisation, travail délicat évidemment assez important. Il fut confié à la maison Danion-Gonzales et l'harmonie réalisée magnifiquement par Jacques Bertrand. L'ensemble n'est plus reconnaissable. Il est maintenant remarquable. […] Le résultat de toute cette sombre histoire fut que cette restauration, commencée avant mon arrivée en 1929, ne s'est heureusement achevée qu'en 1975 avec bien entendu des périodes alternativement malheureuses et quelques unes meilleures. » – Maurice Duruflé, Souvenirs (1976). Lui-même contribua financièrement à l'ultime phase des travaux, ce haut lieu ayant fini par disposer d'un instrument tout simplement digne de son titulaire.
 
 

L'orgue de Saint-Etienne-du-Mont © DR

Ce Beuchet-Debierre amélioré demeure l'orgue « idéal » requis par ses œuvres, même si presque toutes, préfigurant l'esthétique qui plus tard se concrétisera à Saint-Étienne-du-Mont, furent écrites bien avant la transformation de cet orgue. D'autant que tel que relevé en 1991 par Bernard Dargassies, qui continue de l'entretenir, il sonne sans doute mieux aujourd'hui que Maurice Duruflé ne put jamais l'entendre.
 
En cette année 2016 où l'on commémore le 30ème anniversaire de la disparition de Maurice Duruflé, Thierry Escaich et Vincent Warnier fêtent leurs vingt ans de titulariat – et d'évoquer notamment, depuis la tribune, les deux premières années durant lesquelles le lien avec Marie-Madeleine Duruflé, magnifique musicienne et formidable virtuose, fut étroitement maintenu. Nommés sur concours à l'automne 1996, ils prirent leurs fonctions dès les fêtes de Noël. Pour célébrer ces vingt années de partage à l'une des plus illustres tribunes parisiennes, les deux musiciens proposèrent un programme en harmonie avec la personne de Duruflé et l'esthétique de son temps. Des deux titulaires, c'est Vincent Warnier qui a le plus servi l'œuvre de Duruflé au disque, chaque fois à Saint-Étienne-du-Mont : Prélude, Adagio & Choral varié sur le Veni Creator mais aussi Requiem et Messe "cum jubilo" (BNL, 1998) ; Scherzo op. 2 et Prélude et Fugue sur le nom d'Alain op. 7 (Intrada, 2002) ; puis, remettant l'ouvrage sur le métier, l'intégrale (Intrada, 2006).
 
C'est avec l'un des monuments de Duruflé, la Suite op. 5, que Vincent Warnier ouvrit le concert. On se souvient de l'interprétation électrisante qu'il en avait donnée à Notre-Dame en 2009 (1). À Saint-Étienne, d'une acoustique plus intimiste et lumineuse, tel un double de l'église, écrin de lumière diffuse et équilibrée, le climat ne pouvait qu'être sensiblement différent – mais non moins suprêmement virtuose. En dépit de ses 85 jeux réels, cet orgue ne s'impose pas par sa puissance mais à travers le détail et la subtilité de ses couleurs, les rapports dynamiques de ses plans sonores et l'extrême intelligibilité de leur projection : tout à portée d'oreille, qui ne perd aucun détail, paradoxale proximité instrumentale favorisant une distance poétique. Vincent Warnier fut tel un concentré d'énergie et d'élégance, de farouche précision et de style. D'ores et déjà un classique de l'interprétation et de la restitution de l'univers de Duruflé. À noter qu'il est l'auteur d'Un musicien français, article paru dans le Bulletin n°15 (2015-2016) de l'Association Duruflé (2), synthèse d'une conférence donnée à Bordeaux en juin dernier lors de commémorations Duruflé (concert à la basilique Saint-Michel).
 
Pour suggérer la notion de transmission, essentielle pour Escaich et Warnier comme elle l'était pour les Duruflé, tous éminents et recherchés pédagogues, deux virtuoses de dix-huit ans furent conviés à cette soirée, tous deux passés par ces classes d'élèves suivant en parallèle un enseignement artistique de haut niveau du Lycée Racine, où enseigne Vincent Warnier, et aujourd'hui élèves au CNSM de Paris : Arthur Decaris au violon et Yanis Boudris au violoncelle, avec au programme l'exigeante Sonate composée par Ravel pour ces deux instruments au début des années 1920. Redoutable défi, intensément préparé, avec ferveur, depuis l'été, et plus encore sous une voûte, qui favorise les tuilages par le prolongement du son : on imagine l'exactitude d'intonation requise, dans un langage harmonique d'une telle complexité, pour garder la pureté et la lisibilité des lignes. Et quel aplomb dans les pages les plus dynamiques, quelle maturité sensible dans les pages les plus expressives. Impressionnant.
 
Après le répertoire et la transmission, la création. Délicieuse occasion d'entendre pour la première fois en concert (l'œuvre a déjà été enregistrée, album Cantus, Sony Classical, 2016) une pièce encore inédite de Thierry Escaich pour soprano, violoncelle et orgue (2015) : Enluminures (3), avec Natasha Sallès et Yanis Boudris au pied de la tribune, accompagnés par le compositeur avec une incroyable légèreté, enveloppante tout en exaltant les solistes, depuis la galerie latérale où trône l'imposante console Beuchet-Debierre. Du pur Escaich, versant lyrique, parfaitement intégré à ce programme en forme d'hommage à l'époque et à l'esthétique d'un Duruflé s'inscrivant dans la descendance d'un Ravel ou encore de Dukas, à ce fameux « esprit français » de l'entre-deux-guerres : par l'intense plasticité sous-tendant le dialogue de la voix et des cordes, mais aussi le « piqué » de sa mise en œuvre instrumentale, d'une séduisante concision.
 
L'étape ultime, obligée et attendue, était bien sûr cette forme seconde de la création indissociable de l'art des organistes : l'improvisation. Thierry Escaich prit pour point de départ l'évocation de la danse, dans la droite ligne des maîtres précédemment évoqués sans renier le moins du monde sa propre sensibilité, son univers rythmique, structurel, harmonique. Où les qualités premières de l'orgue de Saint-Étienne-du-Mont furent de nouveau mises à l'honneur : clarté et ductilité des timbres et de leurs mélanges, souplesse et fluidité de la progression, éclat et nervosité des contrastes, sur la pointe des pieds et jusqu'à de grandioses sommets d'intensité – dont un bref mais enivrant tourbillon suggérant La Valse de Ravel. Si les grands noms de l'improvisation ont chacun une manière personnelle, ce que Thierry Escaich offrit ce 25 novembre, conciliant l'apesanteur des elfes du Songe d'une nuit d'été de Mendelssohn et la carrure puissamment exaltée du Prokofiev des années 20 et 30, le tout marqué du sceau de son génie propre, lui seul sait ainsi le concevoir, le forger, le ciseler avec esprit et mordant, lui insuffler une telle force conquérante et radieuse – et d'une décence extrême, comme revendiquant toute absence de débordement tellurique : Duruflé, soucieux d'une maîtrise absolue de sa propre énergie créatrice, n'aurait sans doute pu qu'applaudir.
 
Michel Roubinet 

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Paris, église Saint-Étienne-du-Mont, 25 novembre 2016
 
(1) www.concertclassic.com/article/compte-rendu-vincent-warnier-notre-dame-electrisant
 
(2) Les riches volumes publiés par l'Association Duruflé depuis 2001 sont disponibles à partir du n°5 (2005) et peuvent être commandés à l'adresse durufle@free.fr
Contenu des différents volumes (et des CD les accompagnant depuis le n°10) :
www.france-orgue.fr/durufle/index.php?zpg=drf.ass.bul
 
(3) www.escaich.org/pages/catalogue/vocal/enluminures.html
 
Thierry Escaich 
www.escaich.org
 
Vincent Warnier
fr-fr.facebook.com/v.warnier/

Photo : Vincent Warnier et Thierry Escaich © DR
 

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