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​La villana d’Amadeo Vives au Teatro de la Zarzuela de Madrid - Bucolique et foudroyant - Compte-rendu

Production phare de cette saison du Teatro de la Zarzuela, La villana possède tout pour susciter les attentes et les émois. On sait que cette zarzuela figure l’une des dernières d’Amadeo Vives (1871-1932), et à bien des égards son chef-d’œuvre, dans une musique exigeante qui combine veine débordante et montée véhémente en puissance. Mais l’œuvre est demeurée rare, après sa création en 1927 suivie d’une seule reprise en 1984, toujours au Théâtre de la Zarzuela et sans autrement essaimer au-delà (malgré un enregistrement réalisé en 1973, avec la Caballé, chez BMG/RCA). On est bien loin sur ce plan du succès perduré, avec des milliers de représentations continues à travers le monde, de Doña Francisquita du même Vives (1).
 
On ne saurait donc que louer l’initiative de ressortir l’œuvre d’une sorte de purgatoire, à mettre au crédit de Daniel Bianco, l’entreprenant directeur de l’institution lyrique madrilène, mais aussi d’Óliver Díaz, son directeur musical. Car c’est à ce dernier que revient une nouvelle et toute première édition critique de la partition, suscitée par ces représentations. Ce qui augurerait d’une prochaine et souhaitable inscription de l’œuvre au répertoire, répertoire de la zarzuela tout du moins…
 
La villana (« la vilaine », au sens médiéval de « la roturière »), reprend un classique du théâtre du siècle d’or espagnol : Períbáñez y el Comendador de Ocaña, tragi-comédie de Félix Lope de Vega datée de 1614. La trame reste assez fidèle à sa source, qui confronte un couple d’amoureux transis, l’un et l’autre paysans de la Mancha, à un méchant trouble-fête, lui ressortissant à la noblesse. Ce dernier, après avoir tenté fortune (viol ?) en s’introduisant nuitamment dans la chambre de la belle héroïne, finira occis par le gentil héros, lui-même pardonné pour conclure par le roi en personne (l’honneur, très espagnol, justifiant tout). Un message social avant la lettre, peut-être... Mais ce prétexte, ressourcé à la grande tradition théâtrale du pays, sert surtout de cadre à la meilleure expression musicale : depuis des ensembles de caractère bucolique à une tension éclatant d’une manière foudroyante. On peut songer parfois à Puccini ou Mascagni, exacts contemporains de l’œuvre, dans certaines tournures à l’appui de sentiments exacerbés, mais avec une empreinte qui n’appartient qu’à son auteur, traduite par un souffle mélodique et instrumental de la plus haute inspiration émotive. À découvrir de toute urgence !
 
Dans ce contexte, celui de la qualité de l’ouvrage et du travail préparatoire qui a présidé à sa remise à l’honneur, on s’explique alors mal les quelques coupures perpétrées dans la production présentée. Coupures honnêtement signalées par le programme de salle, mais néanmoins préjudiciables et d’autant pour une partition que l’on a peu l’occasion d’entendre. Passe encore pour certaines répliques parlées, mais beaucoup moins pour quatre numéros musicaux, sur les seize que comporte l’œuvre, et une ou deux autres altérations musicales partielles… La pièce, d’une durée théorique et raisonnable de deux heures vingt, se retrouve ainsi raccourcie d’une bonne vingtaine de minutes. Le bel exemple de Curro Vargas, autre chef-d’œuvre rare, donné intégralement dans ce même théâtre avec (pourtant) ses trois heures quarante de représentation (2), n’a malheureusement pas été poursuivi …
 
La mise en scène de Natalia Menéndez, qui s’est fait un nom en Espagne dans le domaine du théâtre parlé, ne pousse toutefois pas trop loin le bouchon, du côté du message social précité voire d’une dénonciation du sexisme… Elle s’en tient à une illustration du cadre champêtre, entre blés fauchés et image de cathédrale, des lumières choisies, des personnages en situation costumés façon XIXe siècle (curieusement, en place du baroque, ou d’une manière contemporaine, auxquels on se serait attendus). Mais l’ensemble, sans audace particulière, maintient une lecture claire et immédiatement transmissible des péripéties de l’action. Ce qui est déjà vertu …

© Javier del Real

C’est plutôt musicalement que la traduction gratifie pleinement. Il nous a été donné d’assister à deux représentations successives, et de pouvoir juger des deux distributions en alternance pour les trois rôles principaux. Étrangement, la seconde, avec des chanteurs plus jeunes et moins connus (en Espagne), l’emporte. Maite Alberola, dans le rôle-titre (la « roturière » Casilda), explose littéralement, d’une émission royale et d’une projection souveraine (toute roturière qu’elle soit censée être !) dont peuvent se targuer peu de sopranos actuelles à travers la planète lyrique. Une chanteuse d’exception, promise à la plus brillante des carrières. Andeka Gorrotxategi, ténor à qui revient le méchant Don Fabrique, n’a guère à lui envier pour les élans épiques de sa voix fermement emportée. César San Martín, le baryton du Períbáñez amoureux et généreux, distille des nuances d’une sensibilité caractérisée. Alors que, pour l’autre distribution, Nicola Beller Carbone (soprano internationale, allemande mais formée en Espagne, comme en témoigne sa parfaite élocution dans les passages parlés) accomplit loyalement sa partie, déparée cependant de quelques flottements ; de même que Jorge de León, ténor digne et franc par ailleurs ; pendant que le baryton Ángel Ódena, rompu à la zarzuela, accuse parfois quelques rides vocales. Les seconds rôles, identiques pour toutes les représentations, accompagnent d’un chant expressif approprié, en particulier Milagros Martín et Rubén Amoretti, habitués eux aussi du répertoire de la zarzuela.
 
Le chœur et l’orchestre titulaires de la maison s’épanchent l’un et l’autre mieux d’une soirée sur l’autre, avec un début plus accordé à leurs parties complexes et des scènes finales d’un envol irrésistible. La direction attentive de Miguel Ángel Gómez Martínez (quand on pourrait s’étonner que la baguette ne soit pas confiée à Óliver Díaz, devenu le spécialiste de l’œuvre) contribue à une mise en place musicale bien cadrée. Pour, au final, laisser la trace éblouie d’une œuvre aux multiples splendeurs, et, accessoirement, des ponctuelles splendeurs d’un plateau vocal.
 
Pierre-René Serna

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1) Voir le dossier de présentation de Doña Francisquita et de Vives :
www.concertclassic.com/article/dona-francisquita-damadeo-vives-la-zarzuela-conquerante
 
2) Voir notre compte-rendu :
www.concertclassic.com/article/curro-vargas-de-ruperto-chapi-au-teatro-de-la-zarzuela-de-madrid-damour-et-de-mort-compte
  
Amadeo Vives : La villana - Madrid, Teatro de la Zarzuela, 28 et 29 janvier ; prochaines représentations : 4, 5, 8, 9, 10, 11 et 12 février 2017 / teatrodelazarzuela.mcu.es/es/temporada/lirica-2016-2017/la-villana-2016-2017
 
 
Photo : Javier del Real

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