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Le corps dansant et ses costumes couture, de l’Opéra de Paris au CNCS de Moulins - La deuxième peau

Voici un nouveau pas dans l’entrelacement de ces deux formes d’art, de plus en plus imbriquées, le ballet, voire la danse dans son sens le plus large, et les plus prestigieux noms de la haute couture : cette fois, Christian Lacroix promène son pinceau d’enchanteur sur un monde qui ne l’est pas moins, Le Songe d’une Nuit d’été de Balanchine, d’après Shakespeare et toujours sur la musique de Mendelssohn. Ballet à peu près inconnu en France, que le chorégraphe créa en 1962, à l’âge de 58 ans, donc en pleine gloire, et que l’Opéra de Paris inscrit à son répertoire pour la première fois, alors qu’il est demeuré très populaire aux Etats-Unis où les plus grandes compagnies l’ont plébiscité.

Tutu court, Christian Lacroix, pour Les Anges ternis de Karole Armitage, Opéra de paris 1987 ©  Patrick Lorette
 
Ce n’est certes pas la première fois que Lacroix, hommes d’images dansantes jusqu’au bout de ses gestes tranquilles et de son regard doux et profond, ouvrant sur un imaginaire jamais en repos, enrichit de son talent les productions de l’Opéra de Paris, sans parler des opéras et  théâtres du monde entier, qui n’ont garde de laisser pareil filon, surtout depuis qu’il ne gère plus sa maison de couture et se consacre à cette activité scénique.
Il y costuma notamment en 1987  les Anges ternis de Karole Armitage, le surestimé Joyaux de Balanchine, avec ses tutus scintillants, et en 2001 il y enveloppa d’un symbolisme orientalisant et langoureux la Schéhérazade de Bianca Li, dont il resta le seul élément notable !

La Source © Julien Benhamou
 
 Mais surtout il fut, en 2011, l’artisan du somptueux retour aux classiques que représenta l’inédite La Source, ballet oublié de Delibes que Jean-Guillaume Bart sut ressusciter: un travail considérable ou il put mêler en un rêve féérique  la grâce de tissus vaporeux, évoquant idéalement nymphes et elfes, à la somptuosité baroque de costumes exotiques aux lignes fantastiques, aux couleurs enivrantes, emblématiques de sa folle palette chamarrée destinée aux caucasiens et autres odalisques. Le cristal de Swarovski avait ajouté ses feux aux tissus de saris anciens, aux soies et aux tulles liquides, avec les ressources infinies des ateliers de Garnier, capables de tous les miracles, largement autant qu’une maison de couture.
 
Intelligence du calendrier, Lacroix,  président du Centre National du Costume de Moulins, y veillera sur la prochaine exposition, Modes et Costumes, qui décryptera, à partir du XVIIIe siècle les rapports complexes de la scène et de la couture, du costumier au grand couturier : 130 costumes profondément contrastés, de l’utopie scénique plus vraie que nature à l’affirmation d’un soi idéal ou codé dans la société. Souvenirs de stars de théâtre, parfois d’opéra, de danse aussi, de Sarah Bernhardt à Madeleine Renaud, d’ Isabelle Huppert à Noëlla Pontois, témoignages d’un échange subtil qui se tisse entre mode et spectacle, chacun basculant constamment l’un vers l’autre, de Bakst et ses sultanes qui envahissaient les salles, à Saint-Laurent cadrant de ses lignes épurées et graphiques les danseurs de Roland Petit, notamment dans Notre Dame de Paris.
 
Delphine Pinasa, directrice du CNCS, précise la spécificité des costumes de ballet, bien plus que d’opéra et de théâtre : le mouvement, violent, n’y est certes pas le même. Le danseur ne doit pas  en portant sa partenaire s’écorcher les doigts sur des paillettes ou des pierreries mal placées, les coiffes et ornements de cheveux, si fous soient ils, doivent pouvoir être très solidement amarrés pour résister aux sauts et aux enchevêtrements des figures, le tissu doit être solide même s’il semble arachnéen. Quant aux broderies, aux motifs, ils seront volontiers appliqués pour en faciliter la pose et la tenue, la transpiration, considérable dans la danse, ne devant pas détruire de délicats dessins, ronger des soies trop fragiles.
 
Bref, les contraintes seront bien plus fortes pour le costumier-couturier que lorsqu’il s’adonne librement à son rêve solitaire, présenté en défilés éphémères dont le parcours et la scénographie ressemblent de plus en plus à des spectacles, bien plus qu’aux discrètes cabines d’antan pour clientes fortunées. De plus, fait remarquer Delphine Pinasa, «  il est évident que les grands couturiers aiment davantage donner libre court à leur imagination pour des productions mettant en scène des histoires contemporaines ou intemporelles, ce qui leur permet d’apposer plus facilement leur griffe ». Tandis que pour des productions historiques, mieux vaut faire appel à des costumiers, à l’ego moins marqué et à la recherche plus proche de repères. Ce qui n’est certes pas le cas de Christian Lacroix, lequel, plus homme de scène que de jet- set, jongle avec délices entre ces divers paramètres. « La mode influence les spectacles et les spectacles nourrissent la mode », aime t’il à rappeler.
 
En fait, l’histoire du mariage de la scène urbaine avec la vraie, celle de derrière le rideau, commence avec le grand Worth, seigneur des élégances du Second Empire, auquel Sarah Bernhardt commande des costumes, parmi les plus somptueux que l’on puisse imaginer. C’est l’époque ou l’homme va l’emporter sur la couturière, jusqu’alors reine des modes. Jacques Doucet, puis Paul Poiret, admirateur d’Isadora Duncan de ses fameuses tuniques, conçues par Fortuny, Madeleine Vionnet vont suivre, qui font sauter le corset en 1906, mais surtout leur maître à tous, Léon Bakst, artiste total qui éclaboussera de ses décors et  costumes torrides, les plateaux où se produiront les Ballets Russes.
Blanche Neige © Jean-Claude Carbonne

Bakst, passionné de mode, laquelle pour lui révèle le goût des gens bien avant que les créateurs ne les suivent, inonde de son orientalisme, - lequel cristallise une tendance déjà dans l’air du temps- les salons parisiens, grisés par ses couleurs chatoyantes, parfois criardes, et sa sensualité provocante. Jusqu’alors, les grandes signatures de la couture ne créaient de costumes que pour un artiste, qui le leur demandait précisément et le conservait ensuite. Alors que là, la fusion complète apparaît. Dans l’art scénique total qui  naît grâce au génie visionnaire de Diaghilev, les révélateurs vont s’engouffrer, à l’instar de Coco Chanel, qui injecte sa modernité un peu sèche aux danseurs du  Train Bleu, sur fond de décor de Picasso. Des turbans et des odalisques, on passe aux tricots rayés et à la gymnastique. La danse et son costume, qui n’ont plus rien d’un divertissement, collent intimement à l’époque et en retirent une synthèse qui va rejaillir sur les tenues de ville. Et quoi, mieux que le corps musclé de la danseuse, pour imposer le changement de mentalité féminine? Les mannequins du new look ne poseront elles pas, pieds en dehors, avec des codes de ballerines ? Pour en arriver, trois quarts de siècle après, à l’incroyable Reine noire dessinée par Jean- Paul Gaultier pour la Blanche Neige d’Angelin Preljocaj, quintessence du style gothique en vogue.
 
Si le ballet classique a parfois besoin d’un coup de patte de couturier pour faire peau neuve, et rehausser son image, la danse contemporaine va, elle, rechercher plus encore une marque d’identité dans l’inspiration de ceux qui œuvrent pour le vêtement. Il ne sera plus social, ou simplement esthétisant, mais de portée quasiment philosophique, vraie lecture du temps, et le défilé des signatures les plus prestigieuses le dit bien. Dès l’après guerre, en 1947, Dior avait croqué les costumes des Treize Danses de Roland Petit, digne successeur de Diaghilev pour l’audace et la clairvoyance avec lesquelles il s’assura le concours des plus grands décorateurs et peintres, de Picasso à Bernard Buffet, de Leonor Fini à de Chirico et Max Ernst. Mais là il touchait à la haute couture, et ce fut en 1959, le début de sa collaboration avec Yves Saint Laurent, qui lui dessina un superbe Cyrano de Bergerac et dans un tout autre genre, celui du music-hall, habilla superbement Zizi Jeanmaire, véritable icône d’une France assoiffée de légèreté. Une collaboration qui dura longtemps et culmina à l’Opéra sur  les costumes de Notre Dame de Paris.
 
 Le bataillon des couturiers stars, de plus en plus sollicités, va dès lors faire partie intégrante du sens que les créateurs veulent donner à leur danse, et leurs rapports ne seront certes pas les mêmes avec les chorégraphes. Difficile pour ceux-ci, de demander d’épouser strictement leurs rêves à ces personnages fantasques, qui ont, bien plus que le commerce des étoffes et de l’ornement, une vision du monde parfois caricaturale et toujours violemment personnelle. Le chorégraphe, s’il s’adresse à eux, a donc besoin d’un acolyte à la griffe identifiable bien plus que d’un technicien. Un tandem aux résultats variés. Car si les pattes puissantes d’un Issey Miyaké ou d’un Gianni Versace ont parfois imprimé leur marque, certains se coulent plus aisément, ne gardant que leur finesse et leur maîtrise pour mieux épauler la requête du chorégraphe et les besoins des danseurs.

Altro Canto © Alice Blangero

Les imaginaires les plus débridés se sont donc mêlés dans une danse devenue porteuse de messages : l’alliance de Jean-Paul Gaultier avec Régine Chopinot autant qu’avec Preljocaj fut marquante, tout comme celle du flamboyant Gianni Versace avec Roland Petit et surtout Maurice  Béjart, pour des ballets qui malheureusement ne furent pas les plus grands du chorégraphe. Thierry Mugler pour la Comédie française, mais aussi Dries van Noten  pour Forsythe et pour Rain d’Anne Teresa de Keersmaeker, Karl Lagerfeld pour Altro Canto de Jean Christophe Maillot et le récent Brahms-Schoenberg Quartett à l’Opéra de Paris.

La Fresque © Jean-Claude Carbonne
 
Sans parler d’Azzedine Alaïa qui sublima de son incomparable glamour  les ondulations des almées de Preljocaj pour Nuits et surtout les fines ballerines en tuniques légères comme des liserons de son tout récent ballet La Fresque. Et comment ne pas garder en mémoire les exquises silhouettes hollywoodiennes nimbées d’une grâce fitzgéraldienne que la grande Hanae Mori dessina pour le Cendrillon de Noureev. Quant à Cardin, il habilla la divine Plissetskaïa dans la Dame au petit chien d’après Tchékov, mais ce fut plus dans l’esprit des stars passées, adulées telles une Callas ou une Sarah Bernhardt.
 

Le Songe d'une nuit d'été - Demetrius - Lysandre 1 - maquette de cost. de Christian Lacroix © OnP

Affinités électives que l’on va donc savourer donc à nouveau dans le Songe d’une Nuit d’été, pour lequel Lacroix, héritier de Bakst a  conçu des maquettes d’une grâce languide et aérienne quand il s’agit de créatures surnaturelles, et d’une élégance altière et sans maniérisme pour les humains, autour du superbe coquillage évoquant la naissance de Vénus, qui composent une vraie pochette surprise : comme en témoigne Béatrice Martel, maître de ballet, qui plonge dans cette aventure, nouvelle pour cette très traditionnelle balanchinienne, avec une gourmandise à laquelle le plaisir de faire évoluer les danseurs dans ces miraculeux écrins que leur offrent de tels costumes n’est pas étranger. Le corps dépouillé, en collant tel que Béjart le mit à nu dans ses chorégraphies sans fard, émergées du fatras de siècles de falbalas, s’inscrivait dans l’horizon, dans l’essentiel et l’intemporalité du mouvement, celui porteur de vêtement devient riche d’un autre sens. Plus anecdotique, il flirte avec la lumière et les symboles et raconte son temps, même s’il lui arrive de parler d’un autre : grâce à « cette deuxième peau, qui aide à trouver l’intime d’un personnage », disait Jorge Donn.
 
Jacqueline Thuilleux

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Le Songe d’une Nuit d’été, Paris, Opéra Bastille, du 9 au 29 mars 2017. www.operadeparis.fr
Modes ! A la ville comme à la scène, Moulins, Centre National du Costume de Scène, du 8 avril au 17 septembre 2017. www.cncs.fr

Illustration : Le Songe d'une nuit d'été, Titania II, maquette de costumes de Christian Lacroix © OnP

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