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Le Lac des Cygnes à l’Opéra Bastille - Superbes surprises pour l’inusable chef-d’œuvre - Compte-rendu

Incontournable décidément, ce ballet né en 1877 à Saint-Pétersbourg, d’abord dans une chorégraphie ratée, puis à nouveau en 1893 avec celle, superbe, de Petipa-Ivanov, surtout quand il est interprété avec un enthousiasme, un engagement qui ne sont pas toujours le fait des danseurs du Ballet de l’Opéra de Paris, surtout quand ils sont affrontés à une production d’aussi longue durée et dont la nouveauté n’est pas évidente pour eux. Pourtant, tel est le cas de ce Lac des Cygnes, sur lequel Noureev avait en 1984 posé sa patte tourmentée, l’enrichissant d’un éclairage psychanalytique, approfondissant le rôle du prince qui ici n’est plus une utilité mais finalement l’âme du ballet. Seule réserve, Noureev, qui n’était pas vraiment chorégraphe pour les autres mais seulement pour lui, a étayé les variations masculines de difficultés considérables et dont l’utilité n’est pas évidente, car lui seul sans doute pouvait les maîtriser. Soupçon de vengeance vis-à-vis de ses successeurs lorsqu’il n’occupa plus le devant de la scène ? Il est permis de se poser la question…
 
Quoi qu’il en soit, cette version, reprise régulièrement car elle offre des rôles solistes majeurs et permet de faire travailler avantageusement le corps de ballet, est toujours un bonheur grâce aux costumes moirés, d’une exquise délicatesse Art Nouveau, pour lequel Franca Squarciapino donna le meilleur de son talent, tout comme Ezio Frigerio sut admirablement cadrer avec ses décors d’eau glauque et glacée, de palais étouffant par sa froideur, la tristesse du conte accusée par les angoisses de Noureev, sans parler de la sinistrose émanant de la musique de Tchaïkovski, d’une sombre et envoûtante splendeur.
 
Mais cela ne suffirait pas s’il n’y avait cette troupe de garçons endiablés, d’une joie de danser pas toujours aussi évidente, qui ont entouré la langueur du prince de leurs bonds vigoureux, surtout au premier acte, cette galerie de cygnes parfaitement alignés, aux bras et aux ports de tête en nette progression, comme si un vent nouveau avait soufflé, et enfin et surtout parce qu’on a eu la joie, le temps d’un soir assez inoubliable, d’admirer deux jeunes personnalités qui avaient déjà émergé certes, mais dont le talent explose à ce jour. D’abord, Fabien Revillon pour le prince poétique, noyé dans ses rêveries, son désir d’infini, sa jeunesse maladroite, face à la vigueur dominatrice de la reine – Noureev l’envoie d’ailleurs se réfugier dans les bras maternels, lorsqu’il subit la malédiction du cygne noir, tandis que John Neumeier, beaucoup plus radical dans sa propre version, terrible, lui fait pousser, claquer sa mère  – : le jeune sujet l’incarne avec une douceur mélancolique, extrêmement touchante, surtout si l’on considère les énormes difficultés techniques et expressives du rôle. Il les maîtrise avec une classe, une finesse remarquables, sans parler d’un bel équilibre et de batterie d’une grande élégance, outre des bras larges et souples.
 
Un seul défaut pour sa partenaire d’un soir, la très belle Hannah O’Neill, dont la raideur des bras évoluera sans doute. Pour le reste, cette première danseuse au style affirmé, à la technique impeccable, à l’axe sans faille, découpant l’espace au ciseau, impressionne par sa grâce froide, sa pudeur sauvage, la violence contenue de son visage altier. Son interprétation l’a mise ici sur la ligne des plus belles étoiles du moment. Et entre ce couple émouvant, la dureté souveraine, malfaisante, du précepteur-magicien, incarné par Karl Paquette, parfait comme à l’accoutumée. Un regain de vie donc sur la scène nationale.

Et puis, il y avait le chef estonien Vello Pähn, sa précision tout en dentelles, son amour de la courbe, son sens de l’attente, son absence de brusquerie mais sa vigueur intelligente. Entre ses mains, l’Orchestre de l’Opéra répondait, vibrait comme une harpe, digne de ses plus grands jours. Vello Pähn, que Neumeier invita souvent à Hambourg pour ses plus grandes créations, et que l’on connaît bien à Paris depuis une trentaine d’années, est assurément le plus grand chef de ballet du moment. Sa part n’est pas moindre dans la réussite de ce spectacle accompli.
 
Jacqueline Thuilleux 

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Tchaïkovski : Le Lac des Cygnes (chor. R. Noureev) – Paris, Opéra Bastille, le 22 décembre ; prochaines représentations, les 28, 29, 30, 31 décembre 2016. www.operadeparis.fr

Photo © Svetlana Loboff / Opéra national de Paris

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