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Les Archives du Siècle Romantique (1) - Proserpine par Camille Saint-Saëns

Depuis sa naissance en 2009, le Palazzetto Bru Zane apporte une contribution sans pareille à la redécouverte d’aspects méconnus du répertoire français, de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle. Concertclassic est heureux de vous annoncer le lancement d’une nouvelle rubrique, fruit d’une collaboration avec le Centre de musique romantique française : « Les Archives du Siècle Romantique ». Chaque mois, un événement musical directement lié à l’activité du PBZ fournira l’occasion de vous présenter un document d’époque et, partant, de mettre en lumière l’une des publications du Palazzetto.

Ce dernier met Camille Saint-Saëns (1835-1921) à l’honneur cette saison. Tandis qu’un festival entièrement dédié au compositeur vient de débuter à Venise, et se prolonge jusqu’au 3 novembre, Proserpine (1872), drame lyrique en 4 actes sur un livret de Louis Gallet (d’après la pièce d’Auguste Vacquerie) renaît. Après le Prinzregentheater de Munich le 9 octobre, l’Opéra Royal de Versailles entendra l’ouvrage en version de concert, le 11 octobre, servi par une magnifique distribution (Véronique Gens, Marie-Adeline Henry, Frédéric Antoun, Andrew Foster-Williams, etc., et le Chœur de la Radio Flamande), sous la baguette de Ulf Schirmer à la tête de l’Orchestre de la Radio de Munich. Un bonheur ne venant jamais seul, la rentrée permet aussi de découvrir la passionnante Correspondance (1913-1921) de Camille Saint-Saëns et Jacques Rouché, directeur de l’Opéra de Paris, présentée et commentée par Marie-Gabrielle Soret (dans la collection Actes Sud / Palazzetto Bru Zane). (1)

Dans un tel contexte, « Les Archives du Siècle Romantique » se devaient de débuter par un document relatif à Saint-Saëns. Et puisque Proserpine est bientôt à l’affiche, nous vous proposons de découvrir, dans son intégralité, le texte (2) que le compositeur avait rédigé pour le programme de salle du Théâtre Zizinia d’Alexandrie où l’opéra fut représenté en février 1902.

 

Proserpine, première page de la partition d'orchestre aux éditions Durand © DR

 

Quelques mots sur Proserpine
 
Camille Saint-Saëns

 
Proserpine est une courtisane italienne du XVIe siècle, une de ces belles hétaïres qui habitaient des palais peuplés de chefs-d’œuvre où elles ressuscitaient le faste des Phrynés et des Aspasies de l’antiquité. Elle s’éprend d’un jeune patricien et cache son amour sous les apparences de la haine ; de celui qu’elle aime, elle ne voudrait pas l’amour banal que lui donnent les autres, mais l’amour vrai, qu’elle n’ose espérer.
 
Le jeune patricien (Sabatino) qui n’a pas été insensible à la beauté fascinatrice de Proserpine s’est bien vite rebuté devant ses refus et se dispose à épouser la sœur d’un de ses amis (Renzo), une merveille de grâce et de fraîcheur qu’il a rencontrée au bal ; celle-ci (Angiola) vit enfermée dans un cloître mondain, aux habitudes peu sévères, comme il en existait en ce temps-là. L’innocente, qui n’a que son frère pour toute famille, croit qu’il l’a délaisse et l’oublie, alors qu’il s’occupe de la marier à celui qu’elle aime en secret. Mais Renzo, garçon fort original, craint un retour de passion de Sabatino pour la charmeuse Proserpine ; il l’amène, malgré lui, à une fête que donne à tous ses amis la belle courtisane qui depuis quelque temps affecte des allures fort dédaigneuses, ayant même, un mois durant, fermé sa porte à tout visiteur ; il exige que le jeune homme lui fasse une déclaration d’amour, dont il se réserve d’observer et de juger les résultats. Sabatino obéit de mauvaise grâce, le ton léger et impertinent de ses propos blesse au vif la femme amoureuse ; elle le chasse, et Renzo tout à fait rassuré emmène son futur beau-frère.
 
Restée seule, Proserpine désespérée, affolée, exprime son dégoût de la situation qu’elle s’est faite, de l’amour vénal auquel elle se voit condamnée. « Je suis riche », lui a dit Sabatino. « Riche ! qu’il passe un pauvre, et, s’il veut, je me livre ! un mendiant ! » au même instant, les domestiques amènent, les mains liées, un bandit fameux (Squarocca), pris au moment où il cherchait à profiter du tumulte de la fête pour voler des bijoux dans les appartements privés du palais. Elle le délivre, lui demande son bras, et le conduit, tout en haillons, au milieu de ses invités stupéfaits. « La richesse n’est rien pour nous autres », leur dit-elle : « vous vouliez du nouveau, messeigneurs, en voici ! ». Le bandit paie d’audace : il étale ses loques ; s’il est vêtu ainsi, c’est par goût pour la couleur et le pittoresque. Au cours d’une conversation, elle apprend que Sabatino est sur le point d’épouser la sœur de Renzo, Angiola. Cette révélation met le comble à sa fureur, en lui montrant avec quelle légèreté, quel dédain le jeune homme l’a traitée ; dès lors elle rêve la vengeance, et en quelques mots brefs s’attire la complicité de Squarocca, que le hasard a mis dans sa main. Puis, dans une invocation brillante au plaisir, elle convie ses hôtes au souper qui les attend.
 
Au second acte nous sommes au couvent où la douce Angiola, se croyant abandonnée – ou peu s’en faut – par son frère, se plaint à ses compagnes qui cherchent à la rassurer et lui prédisent un heureux avenir. Survient Renzo accompagné de Sabatino ; celui-ci est admis à plaider une cause gagnée d’avance ; le frère, attendri, unit les deux amants et forme des projets de départ et de réunion générale chez Sabatino trois jours après. Une cloche tinte, c’est l’annonce de l’ouverture des grilles et de l’admission des nombreux pèlerins et mendiants, qui chaque jour viennent recevoir l’aumône que distribuent les novices et les pensionnaires. Parmi eux s’est glissé Squarocca, venu pour espionner ceux à qui sa terrible maîtresse a voué une haine mortelle. L’œil au guet, l’oreille tendue, il est bientôt au courant de tout.
 

Scènes de Proserpine par Destez et Guzman (détail) © BNF Gallica
 
Troisième acte. Une forêt à l’entrée de la nuit. Un campement de bandits dans une gorge sauvage. Squarocca paraît, joyeusement accueilli par ses camarades qui le croyaient pendu. Il les met en deux mots au courant de la situation et leur demande leur concours pour prendre au piège Renzo et Angiola, forcés de traverser ces dangereux parages. Enchantés de lui venir en aide, les bandits se dispersent dans la forêt.
 
Proserpine, vêtue en bohémienne, sort d’une cabane où elle s’était cachée. Squarocca lui rend compte de son voyage, de la beauté d’Angiola dont elle s’irrite,  de ses sinistres projets. Le cocher est un de ses amis ; il versera la voiture près de là, dans un fossé ; les voyageurs seront attirés vers la cabane et pendant que Renzo et lui s’occuperont à réparer le carrosse, elle fera de la jeune fille ce qu’elle voudra.
 
Tout s’accomplit selon ce programme. Restée seule avec Angiola, Proserpine sous prétexte de lui dire la bonne aventure cherche à la terrifier et à lui faire jurer qu’elle n’épousera pas Sabatino ; mais la jeune fille d’abord effrayée, se ressaisit et lui tient tête. Survient Squarocca, annonçant que Renzo est au pouvoir des brigands. Angiola s’évanouit, mais on entend des coups de feu, des soldats qui battaient la forêt ont mis les brigands en fuite ; Renzo délivré vient au secours de sa sœur ; on arrête Squarocca, et Proserpine s’échappe à travers les broussailles en s’écriant : « Je veux le revoir avant elle ! »

Table des rôles du chant-piano de Proserpine (1887) © DR
 
Dernier acte. Sabatino, seul dans son palais, attend sa fiancée. C’est Proserpine qui paraît. Elle tombe à genoux en lui disant « Je t’aimais ». Stupéfaction douloureuse du jeune homme, comprenant du coup la cruauté de sa conduite passée. Proserpine supplie, s’humilie, offre d’être sa servante, de vivre à ses pieds ; repoussée, elle menace. On entend le roulement d’une voiture ; Sabatino pousse vivement Proserpine dans un passage dérobé en la suppliant de partir et s’élance au-devant d’Angiola. Proserpine reparaît brusquement, furieuse, traverse le salon et va se cacher dans un petit réduit d’où elle pourra tout voir et tout entendre. Sabatino et Angiola surviennent enlacés. Pendant que Renzo règle les détails du voyage avec le voiturier qui les a conduits, les soldats qui les ont escortés, eux, seuls pour la première fois, murmurent des paroles d’amour, tandis qu’au fond Proserpine exhale sa rage en de brèves imprécations. « Tu la hais donc ! pitié pour elle ! » dit-elle en allusion à la colère que leurs chuchotements passionnés font bouillonner dans son cœur, que cette colère amasse sur leur tête. Enfin, n’y tenant plus, elle bondit, et va poignarder Angiola quand Sabatino l’arrête et la fait reculer au moment même où Renzo paraît à l’entrée de la salle. Alors, devant l’impossibilité de mettre obstacle à cet amour, elle se sacrifie, se tue et meurt en disant aux deux amants : « Soyez heureux !... »
 
Voilà, à peu de chose près, ce qui constitue l’action extérieure de l’œuvre. Voyons maintenant l’action intérieure, ce par quoi l’œuvre littéraire a pu devenir un drame musical, la musique ayant le don merveilleux d’éclairer les dessous du drame, d’exprimer les sous-entendus, les délicatesses et les profondeurs de sentiments inaccessibles à la parole.
 
À la surface, nous trouvons dès l’abord une idée, celle d’où est sortie la pièce entièrement différente d’Alfred de Musset dont elle forme le titre : On ne badine pas avec l’amour. Deux jeunes gens se jouent du cœur d’une femme, et cette femme en meurt.
 
Creusons maintenant. Angiola, c’est le jour, et Proserpine, c’est la nuit. Angiola est l’innocence, la candeur, l’amour pur et virginal ; Proserpine est une damnée, le véritable amour est pour elle un fruit défendu ; dès qu’elle y touche, c’est une torture ; mais elle s’attache à cette torture et meurt plutôt que d’y renoncer. Et il arrive cette chose inattendue et terrible : le chaste amour de la sainte paraît peu de chose à côté des passions infernales de la courtisane. Effrayant problème ! Satan, le révolté, l’éternel maudit, écrase de sa supériorité les anges fidèles ! Voici une créature innocente, douce, utile et inoffensive, la brebis ; et en voici une autre, nuisible et cruelle, la tigresse. Où est l’élégance, où est la beauté ? Où la noblesse des formes et du regard ? C’est la bête sanguinaire qui est admirable, le doux être n’est que joli et sympathique.
 
L’auteur de la musique de Proserpine a traité un sujet analogue dans une poésie, « Adam et Ève », où l’on voit le couple primordial, chassé du paradis, consolé par la plénitude de l’amour que le crime seul a pu lui révéler.
 
Car l’amour, engendrant volupté et tortures,
N’était pas dans l’Éden, aux vertus condamnés ;
Il fallait, pour qu’il fût connu des créatures,
Que le crime fut né.

 
Nous aimerions mieux, peut-être, qu’il en fût autrement ; mais nous n’y pouvons rien. Ôtez du monde, par la pensée, la volupté, le luxe, les divertissements coûteux, « la bonne chère, les chevaux, les palais », comme dit Proserpine, en un mot tout ce qui est contraire aux vertus chrétiennes ; n’y laissez que celles-ci, l’humilité, la pauvreté, la charité, le renoncement ; et voyez ce que serait la civilisation.
 
Faut-il donc aimer le mal et haïr le bien, glorifier le crime et mépriser la vertu ? Non certes ; mais il est permis de se pencher sur ces abîmes, de cueillir sur le bord quelques fleurs vénéneuses et d’en respirer le parfum ; il est permis de contempler de près, les cheveux hérissés de terreur, ces redoutables questions, d’en tirer les éléments du drame et des arabesques de l’art auxquelles par leur intensité et leur complexité, elles semblent se prêter naturellement. Comme il est dit plus haut, Proserpine, c’est la nuit, la nuit plus belle que le jour ; cette idée met un lien entre la genèse de Proserpine et celle de Tristan, mais là s’arrête l’analogie ; ce qui ressort du drame de Tristan, c’est la haine du jour et l’amour de la nuit, et, en dernière analyse, l’amour de la mort qui est la nuit parfaite. Proserpine identifie, au contraire, la lumière et l’amour dans son invocation désespérée à son infernale patronne, la Proserpine de  l’Érèbe :
 
Nous sommes, ô ma sœur, deux reines sans soleil :
toi, loin du jour, moi, loin de l’amour, deuil pareil !

 
Mais elle s’illusionne en souhaitant l’amour pur ; elle est de la race des grandes amoureuses ; ce qu’il lui faudrait, c’est l’amour passion que Sabatino serait incapable de lui donner.
 
Il serait facile de faire une analyse détaillée de la musique de Proserpine, de montrer comment, au moyen de « thèmes » multiples, incessamment modifiés et enchevêtrés de mille façons, l’auteur a cherché à rendre les sentiments inexprimés des personnages. L’auteur goûte peu ces sortes de dissections, encore qu’elles soient fort à la mode. Selon lui, c’est à l’auditeur qu’il appartient de faire ce travail, s’il en a le goût, et si l’œuvre lui paraît digne d’être étudiée ; autrement, il lui semble préférable d’écouter naïvement, de se laisser entraîner par le torrent musical comme un batelier se laisse aller au fil de l’eau, sans s’inquiéter de la composition chimique de l’eau qui le porte, des êtres et des choses qu’elle peut renfermer dans son sein. De quelle façon qu’elle soit faite, avant tout, la musique doit pouvoir être écoutée musicalement, sans quoi elle ne serait plus de la musique.
 
(1)

Collection Actes Sud / Palazzetto Bru Zane /246 p. / 30 €
Interview de Marie-Gabrielle Soret : www.youtube.com/watch?v=TITlVNfnUN0
 
(2) Texte qui figure dans « Camille Saint-Saëns, Ecrits sur la musique et les musiciens,1870-1921 », ouvrage présenté et annoté par Marie-Gabrielle Soret (Edit. Vrin-MusicologieS, 1172 p. / 52 €)
 
 
Camille Saint-Saëns : Proserpine (version de concert)
11 octobre 2016 – 20h
Versailles – Opéra Royal
www.chateauversailles-spectacles.fr/spectacles/2016/saint-saens-proserpine

 
Site du Palazzetto Bru Zane - Centre de musique romantique française : www.bru-zane.com

Concertclassic adresse ses plus vifs remerciements à Alexandre Dratwicki et à toute l’équipe du Palazzetto Bru Zane pour l’accueil enthousiaste qu’ils ont réservé au projet des «Archives du Siècle Romantique" 

 

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