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Les Archives du Siècle Romantique (11) - Lettres londoniennes de Berlioz à sa sœur Nanci

Avec cinq séjours londoniens au total (1847-1848, 1851, 1852, 1853 et 1855), l’Angleterre a énormément compté dans l’existence d’Hector Berlioz, sans parler de l’influence de sa culture, celle de Shakespeare au premier chef. Quant à la postérité, il n’est guère besoin de rappeler combien les interprètes britanniques ont passionnément œuvré – et œuvrent encore – pour la musique du Français.
 Que le Festival Berlioz 2017 (du 18 août au 3 septembre) se tourne vers l’Angleterre – à partir du thème « Berlioz à Londres au temps des expositions universelles » – apparaît donc comme la chose la plus naturelle du monde. La perspective de cette édition so british ! fournit un excellent prétexte aux Archives du Siècle Romantique, que Concertclassic vous propose chaque mois en collaboration avec le Palazzetto Bru Zane, pour vous présenter quelques missives du bouillant Hector à sa sœur Nanci, postées de la capitale britannique en 1848.
Commentaires sur la vie musicale anglaise, sur l'accueil que le public londonien lui réserve, sur la politique française, soucis financiers, etc. : ces documents empreints d’un franc-parler tout berliozien proviennent de l’ouvrage Nouvelles Lettres de Berlioz, de sa famille, de ses contemporains, paru en 2016 dans la collection Actes Sud/ Palazzetto Bru Zane (1)
 Quant à ceux qui souhaitent en savoir plus sur la relation entre Berlioz et l’Angleterre, on ne peut que leur recommander la lecture du riche article d’Alban Ramaut « Entre rêve et réalité : l’Angleterre de Berlioz »(2), librement téléchargeable à partir du fonds documentaire bruzanemediabase.
 
Alain Cochard

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Berlioz à sa sœur Nanci Pal
 
[Londres, 16 mars 1848]

Chère Nanci,
Que devenez-vous tous au milieu de cet infernal tohu-bohu ? Cela ne compromet-il en rien les intérêts de ton mari ou ceux de mon père ? Écris-moi à ce sujet. Quant à moi cela achève de me fermer la France. L’art y est maintenant enterré, il n’était que mourant, le voilà mort, déjà il sent le cadavre. Mes amis me pressent de revenir à Paris, me présagent des revirements avantageux pour moi… Je connais trop bien les hommes et les choses de notre damné pays pour ne pas penser précisément le contraire. C’est à cette heure que le crétinisme peut – et doit lever la tête ; on va avoir l’art des égouts après avoir eu celui des antichambres. La république d’ailleurs, tout en laissant aux artistes l’entière liberté de mourir de faim, conserve les impôts vexatoires qui pesaient sur eux ; les journaux d’hier me l’ont appris. Je reste donc ici où je puis encore faire quelque chose, où je suis aimé et considéré ; aller à Paris serait lâcher ma [sic] proie pour l’ombre. Jullien cependant ne me paye toujours pas, et cette année, quoiqu’il arrive, sera désastreuse pour moi. J’ai écrit au nouveau ministre de l’intérieur pour savoir si ma misérable place à la Bibliothèque du Conservatoire m’était conservée ; je n’ai point reçu de réponse, cela se pouvait prévoir.

Comment va mon père et comment prend-il ce tremblement de trônes général ? Si l’on ne frémissait pas des conséquences évidentes qui vont en résulter pour tous, pour ce peuple lui-même qui veut être le roi à son tour et qui, avant peu, va crever d’une faim républicanine, il y aurait de quoi bien rire de cette chasse aux rois. Louis-Philippe est ici, sans argent, dit-il, buvant de la bière par économie et mettant en action la fameuse chanson de Béranger intitulée : Prédictions de Nostradamus, dont le refrain est : faites l’aumône au dernier de nos rois. On nous a envoyé un ambassadeur au ministre de France pour remplacer M. De Jarnac avec dix mille francs de traitement. L’ancien ambassadeur en avait deux cent mille. Voilà un gaillard qui va mener un beau train et bien représenter la grande nation ! Il faut absolument qu’il aille à pied, encore usera-t-il bien des bottes !!! Tout le reste sera de cette force. Le Punch (le Charivari de Londres) s’en donne à cœur joie en lazzis et caricatures sur tout cela. L’émigration continue et les banquiers de Londres regorgent des fonds qu’on leur confie de tous les coins du continent.
J’espère que tu pourras encore envoyer à Henriette ma pension vers le 15 avril ; tu m’en avertiras quand cela sera fait.
Henriette me donne de plus en plus d’inquiétudes et dépense plus que jamais (toujours par la même raison).
Adieu chère sœur, écris-moi je te prie le plus tôt possible. Je t’embrasse ainsi que Camille et Mathilde.
H. Berlioz
 
P. S. Les émeutes ici sont finies ; ils ne savent pas s’y prendre ; en revanche ils savent prendre les bijoux ; j’ai perdu dans la bagarre de Trafalgar-Square une jolie épingle qu’on a arrachée de ma cravate. C’est toujours ça.
P. S. Je ne te dis rien du succès étourdissant de mon 1er concert ; je suppose que les journaux français te l’ont appris. Mais ce que tu ne sais pas c’est que la presse anglaise tout entière m’a littéralement porté sur le pavois. Jamais de ma vie je n’eus une telle unanimité de suffrages. J’ai passé un jour à écrire des lettres de remerciements à mes confrères anglais. Depuis lors, j’ai été exposé dans les dîners à des speechs auxquels j’ai dû répondre (en français), à des lettres, à des visites, à toutes les conséquences d’un succès. J’avais d’ailleurs été exécuté d’une merveilleuse façon. C’est de l’avenir pour moi.

Berlioz conduisant la Symphonie fantastique, par Granville © DR
 
Berlioz à sa sœur Nanci Pal
 
Londres, 28 avril 1848
Ma chère Nanci,
J’apprends par Louis que ton envoi de 300 fr est arrivé à sa destination, remercie pour moi ton mari. Louis malgré ma défense est venu passer douze jours à Paris, et sa mère est toujours pire, d’après ce que m’écrit la domestique qui la sert, et par qui je puis avoir quelques détails sur son intérieur, car elle-même ne peut ni ne veut m’en donner. Je suis ici à attendre toujours ce que la grande saison de Londres, maintenant commencée, pourra amener pour moi. C’est le seul coin du monde en ce moment où la musique puisse encore respirer tant bien que mal. On me fait espérer une invitation pour la cour quand la Reine sera de retour de l’île de Wigt [sic pour Wight] où elle est en ce moment. Mais elle a un si petit misérable orchestre, cette pauvre reine, que je ne sais comment je parviendrai à organiser cette espèce de concert. On veut me faire nager dans un verre d’eau. N’importe ! je suis déterminé à faire tout ce qu’ils voudront, et si on me demande de faire passer un chameau par le trou d’une aiguille, je répondrai que c’est difficile mais que je ferai de mon mieux pour y parvenir.

Je vois maintenant les tripotages et les tripots musicaux de Londres fonctionner sans vergogne. C’est quelque chose de curieux. On vous monte des ouvrages en huit jours, on donne des concerts sans répétition, il faut que cela marche, et quand la besogne est bâclée il faut vite en recommencer une autre ; vite, vite, le temps c’est de l’argent. Triples butors ! Mais vos ratatouilles musicales ne sont pas de l’art et vous n’êtes que des barbares renforcés de sottise et d’orgueil. Note bien que je ne parle ici que des directeurs et des chefs d’établissements ; car le public est très sensible à la bonne musique et ne demande qu’à en entendre. Aussi ces gredins qui tiennent en main la clef des théâtres et des salles de concerts, redoutent comme la peste tout ce qui tend à instruire le public, à lui faire savoir ce que c’est que la musique soignée et vivante. Ils voient dans cette découverte du public un principe de ruine pour eux et ils ont raison. Pourtant il faudra bien que la lumière se fasse.

La déconfiture des chartistes nous a rendu la tranquillité, mais on redoute les efforts de l’Irlande ; on attend avec anxiété comme partout, le résultat de cette insolente farce qu’on ose nommer les Élections de France. Quelle troupe de drôles, de fanfarons, et de voleurs ! mêlée à une autre troupe de crétins renforcés ! Ah, nous allons voir de belles choses, un beau gouvernement, une belle liberté, une belle égalité, une belle fraternité, une belle unité et de belles saletés ! Comment ton mari prend-il tout cela ? S’indigne-t-il, ou s’il espère ? Adèle m’écrit que Vienne est comme Lyon dans une espèce de terreur. Où est en ce moment la tranquillité, si non peut-être aux antipodes ; à Nouka-Hiva, à Bornéo ou à Timor. Si l’on pouvait au moins aller dans la lune et se donner le plaisir de cracher ou de faire pis sur notre burlesque planète couverte d’une si abominable vermine !

Mais non, il faut rester parmi les poux, les puces, les cirons, et les punaises, sans compter les scorpions, et s’estimer heureux de n’en être rongé qu’à demi.
Jullien vient de faire banqueroute, je perds 5 000 fr du coup et le reste de mon engagement est annulé. On dit qu’il est en prison. Comme sa maison est entre les mains des huissiers qui vendent ses meubles, je me suis échappé à grand’peine. On voulait garder aussi mes habits. Il n’eut plus manqué que cela. Je suis maintenant 26 Osnaburgh Street, Regent’s Parck [sic].
Adieu, si la plume ne t’est pas trop lourde, écris-moi ces jours-ci pour me donner des nouvelles de notre père et de l’état moral de notre heureux pays.
Ton dévoué
H. B.
 
 

Henrietta Constance Smithson (1800-1854), dite Harriet Smithson, première épouse d'Hector Berlioz

Berlioz à sa sœur Nanci Pal
 
Londres, mardi 11 juillet [1848]
Ma chère Nanci,
Tu n’as pas répondu à ma dernière lettre ; tout le monde se donne donc le mot pour me tenir rigueur. Ainsi que je le craignais, mon concert n’a rien produit, mais de plus j’y ai beaucoup perdu.
L’affaire du Monte-Cristo à Drury-Lane avait déjà disposé le public anglais à la Nationalité exclusive ; la Reine elle-même avait pris la résolution de n’encourager que les Native Talents ; cela se met maintenant sur les affiches ; mais je comptais sur les Français de Londres, et la guerre civile de Paris a fait toutes les bourses se resserrer subitement. Je ne pouvais plus reculer, il était trop tard. Le résultat musical a été très beau, on a fait répéter quatre morceaux et comme on en redemandait encore d’autres, j’ai été obligé de m’y refuser pour laisser aux artistes le temps d’aller à leur théâtres. Mais j’y avais si peu la tête, à ce maudit concert, que tout cela m’était bien indifférent. Je me sentais honteux de faire de la musique en un pareil moment. Henriette m’a enfin écrit : elle a couru un horrible danger. Elle se promenait (le 27 [juin]) dans le jardin de Montmartre vers 7 h du soir, quand quatre de ces bandits fugitifs du Clos St Lazare, qui s’étaient probablement cachés dans les carrières voisines, passant devant la grille du jardin, ont trouvé bon de lui tirer une bordée, et l’une des balles est venue frapper un arbre à deux pouces de son côté gauche. Elle a échappé ainsi comme par miracle, car la distance était très petite.
Juge par-là de ce que sont ces affreux sauvages du communisme et du socialisme et du Bagne……
Je ne sais ce que nous allons devenir, je repars après demain pour cet enfer de Paris, n’ayant plus rien à faire ici.
Écris-moi (chez M. Brandus éditeur de musique, rue Richelieu n97), je ne sais pas encore où je vais me nicher. Je ne puis aller à Montmartre. Je prendrai une chambre d’étudiant et je vivrai pour 20 sous par jour. Peux-tu m’envoyer mon trimestre ?... J’ai envoyé de l’argent à Henriette le 6 de ce mois mais, comme à l’ordinaire, je n’en ai pas obtenu de nouvelles et je ne sais si elle l’a reçu. Je vais avoir en arrivant une abominable affaire d’argent ; j’avais fait des billets aux frères Escudier, pour leur payer une commission sur l’engagement qu’ils m’avaient procuré à Londres. Ils m’avaient écrit une contre lettre et fait plus tard un billet, pour annuler l’effet de mes billets, si Jullien ne me payait pas. Or Jullien a fait banqueroute, il ne m’a pas payé et maintenant les Escudier ont fait circuler mes billets et on me poursuit en remboursement. De leur côté ils ont fait banqueroute aussi, de sorte que je ne puis les poursuivre et je me trouve ainsi contraint de payer ce que je ne dois pas sans pouvoir contraindre à payer ce qu’on me doit. La justice et les lois sont ainsi faites.
Oh quel pays !!! Je suis déjà volé de mille francs et on me poursuit pour m’en voler mille autres.
Adieu, réponds-moi courrier par courrier.
Louis ne me répond pas non plus ; il m’a demandé de l’argent, je le lui ai envoyé et j’ignore s’il l’a reçu. Et mon père, comment prend-il cette fin du monde ?
Adieu, mille choses à Camille,
H. Berlioz
 
(1) Nouvelles Lettres de Berlioz, de sa famille, de ses contemporains, texte établi et commenté par Peter Bloom, Joël-Marie Fauquet, Hugh J. Macdonald et Cécile Reynaud, Arles : Actes Sud / Palazzetto Bru Zane, 2016.

 (2) Alban Ramaut, « Entre rêve et réalité ; l’Angleterre d’Hector Berlioz », texte issu des actes du colloque L’influence anglaise sur le romantisme musical français (2012).
 

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Festival Hector Berlioz
18 août – 3 septembre 2017
La Côte-Saint-André
www.festivalberlioz.com
 
Illustration : Hector Berlioz conduisant la Symphonie fantastique par Granville (détail) © DR

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