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Les Archives du Siècle Romantique (12) – Madeleine Grey se souvient de Maurice Ravel

Avec la fin de l’été, comme tous les ans depuis un demi-siècle, l’avenir de la vie musicale a rendez-vous à l’Académie internationale Maurice Ravel de Saint-Jean-de-Luz. On a souvent souligné ici le rôle essentiel de l’institution fondée par Pierre Larramendy (maire de Saint-Jean-de-Luz de 1961 à 1971), d’un irremplaçable lieu de transmission entre grands aînés et interprètes de la nouvelle génération.
Depuis 2000, Jean-François Heisser en a pris les rênes et œuvre à asseoir la place de l’Académie en tant que pôle de référence pour l’enseignement de la musique française. Sur cette terre basque – si chère à l’auteur de la Valse sa vie durant – la chose va de soi. Tout comme les liens que sont tissés depuis deux ans entre l’Académie et le Palazzetto Bru Zane. L’apport du Centre de musique romantique française aura contribué à élargir considérablement le répertoire des stagiaires, favorisant la mise en perspective des chefs-d’œuvre du répertoire français.

Le démarrage de la 48ème session de l’Académie luzienne (du 27 août au 10 septembre), est l’occasion pour les Archives du Siècle Romantique de laisser la parole à la mezzo Madeleine Grey (1896-1979). Après sa rencontre avec Ravel en 1920, la chanteuse devint l’une de ses interprètes de prédilection (elle donna la première audition de la version orchestrale des Deux mélodies hébraïques dès 1920 et celle des Chansons madécasses six ans plus tard), mais fut aussi l’avocate convaincue de toute la jeune musique de l’entre-deux-guerres, de Canteloube à Milhaud en passant par Poulenc ou Honegger, Nin ou Malipiero.
En 1938, un an après la disparition de Ravel, Madeleine Grey apporta sa contribution au numéro spécial de la Revue musicale en hommage au compositeur : des « Souvenirs d'une interprète » qui trouvent leur place auprès de témoignages de Ricardo Viñes, Jane Bathori, Marguerite Long, Jean Cocteau, Louis Aubert, Joaquin Nin, etc. « Impressions toutes familières », elles éclairent d’un jour aussi humain qu’attachant la personnalité du maître de Ciboure – de sa passion de l’exactitude musicale à son goût immodéré... pour les oursins !

Alain Cochard

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Au milieu d’hommages et de commentaires où seront célébrés les exceptionnels mérites de Maurice Ravel, on s’étonnera de lire des impressions toutes familières. Je ne crois pas cependant qu’elles soient irrévérencieuses : Ravel était si peu officiel, si peu vaniteux, si contraire à tout ce qui était affecté, solennel et guindé, qu’il aurait sans doute aimé qu’on ne conservât de lui qu’une image vraie, sans chercher à la transposer sur le plan qui convient d’ordinaire à une telle célébration.

Pour nous qui avons eu l’insigne honneur d’être ses amis, le souvenir de Ravel ne se figera jamais, et tel qu’il fut de son vivant, il demeurera toujours, c’est-à-dire peu soucieux de prendre des attitudes inspirées, et incapable de poser pour la postérité. À tel point qu’on en aurait oublié son génie, si le témoignage de ses œuvres n’avait été aussi éloquent et persuasif.
 

Maurice Ravel © Leduc

Il n’en faudrait point conclure que Ravel n’ait pas eu une claire conscience de son génie, mais ce qui le distinguait de tant d’artistes, d’un mérite le plus souvent inférieur au sien, c’est cette simplicité spontanée, qu’il conservait dans la vie quotidienne et cette faculté de ne pas subir le contrecoup de la gloire sur son caractère. L’artiste, chez lui, n’a jamais fait tort à l’homme et les circonstances de sa vie glorieuse n’ont pas modifié son naturel qui n’était rien moins qu’officiel, et que pédant.

N’est-ce pas à cette pleine conscience de ce qu’il était qu’il faut attribuer cette charmante indulgence pour les impairs commis par ceux qui ne le situaient pas à sa véritable place ?

À mon premier concert avec orchestre, après avoir chanté sous la direction de Rhené-Baton, chez Pasdeloup, je vois s’approcher de moi, au foyer, un petit homme élégant, dont le souvenir est encore présent à ma mémoire, vêtu d’un costume blanc et noir, avec un canotier et une canne. Il me félicite à sa façon, c’est à dire à la fois très discrètement et très chaleureusement, et me demande si je voudrais bien travailler certaines mélodies de lui qui me conviendraient particulièrement. M’étant enquise du nom de ce « petit monsieur », je n’eus aucune conscience de l’honneur qu’il me faisait, car je ne connaissais que vaguement sa musique. 

Nullement vexé de ce qu’une cantatrice qui faisait ses débuts aux concerts symphoniques, ne soit pas plus au fait de la « jeune » musique, Ravel tient sa promesse, et je reçus de lui les fameuses Chansons hébraïques qui m’enthousiasmèrent aussitôt et que l’allai lui chanteur à Saint-Cloud, dans la jolie villa de Mme Bonnet chez qui il habitait. Confuse, je m’en revins avec des roses blanches que Ravel avait cueillies à mon intention…

Depuis ce jour, mon admiration pour la musique de Ravel n’a fait que croitre ; aucun mot ne pourrait exprimer l’intensité de cette admiration, car ces mélodies sont devenues pour moi la concrétisation même de ce que j’attendais de la musique ; leur charme, leur poésie, tout ce qu’elles contiennent de beauté, de rêve et de vérité expressive m’a envoûtée ; jamais je ne m’en suis lassée, leur intime fréquentation n’a pu détruire l’enchantement où elles me plongent. 

Vis-à-vis de l’admiratrice fervente que j’étais devenue, Ravel est toujours resté le même, aussi spontané, aussi simple que le jour où il est venu me demander d’interpréter ses œuvres. Au faîte de sa gloire, rien ne s’est modifié dans son attitude et dans son caractère.

On ne saurait imaginer compagnon de voyage d’un commerce plus agréable, plus enjoué.

Les incidents les plus imprévus et les plus cocasses nous survenaient par suite de la distraction de Ravel et de son habitude d’entrer en gare au moment précis où le train devait la quitter. Une course folle s’ensuivait et, dans l’impossibilité de trouver un porteur, Ravel accomplissait des miracles, avec la meilleure grâce du monde, pour ne pas exposer ses amis à manquer le train par sa faute.

Quel passant aurait pu deviner que cet homme affable, d’une galanterie anachronique, qui s’entêtait à porter mes bagages, sans vouloir en remettre le soin à personne, et qui faisait sourire à cause de la disproportion des objets dont il se chargeait et de sa taille, était l’un des plus grands musiciens, sinon le plus grand de notre temps ? Parcourant avec lui l’Espagne, je puis attester qu’il n’avait nul souci de se faire voir dans les endroits où sa présence aurait été remarquée, et qu’il préférait se servir des trois mots d’espagnol dont il disposait pour se mettre en quête de mets succulents et régionaux. Gastronome avisé mais impénitent, il s’étonnait, à Marseille, d’avoir de l’urticaire, après avoir fait une consommation vertigineuse d’oursins…

Dans la plupart des villes espagnoles où nous donnâmes des concerts, l’accueil qu’on lui réserva fut chaleureux et enthousiaste. À Grenade, grâce à Falla, notre séjour fut un enchantement et Ravel eut un véritable triomphe. Cependant, dans le Sud, cela ne se passa pas toujours aussi bien. Je me souviens d’un certain concert à Malaga où, par petits groupes, le public, peu amateur de musique et moins encore familiarisé avec la musique moderne, désertait avec discrétion et politesse, mais désertait tout de même. Le concert fini, quand il s’agit de saluer, nous n’avions plus que des banquettes inoccupées devant nous. Tout autre que Ravel en aurait été irrité. Pour lui, l’aventure était follement plaisante, et évoquait dans son esprit la Symphonie des Adieux !... Il se sentait plein de sympathie pour ce public qui avait, à défaut de compréhension et même de patience, le courage de son opinion.

À l’Ambassade de France, il eut un autre mécompte dont il ne s’amusa pas moins. Invité à jouer sa Sonatine, Ravel se met au piano, mais le silence ne parvient pas à se faire. Troublé par ce bruit de conversations, il s’énerve, perd le fil, et, pressé d’en finir, enchaîne la coda du Final à l’exposition du premier mouvement. L’inattention des auditeurs – si l’on peut dire – était telle que l’événement passa inaperçu et que chacun congratula Ravel, enchanté de cette mystification involontaire.

Je m’empresse d’ajouter que ces avatars sont tout à fait exceptionnels dans sa carrière, et c’est ce qui me permet de les rappeler et d’en goûter – après Ravel lui-même – la cocasserie. L’auteur de Daphnis ne fut rien moins qu’un génie méconnu et, si le recul du temps doit, seul, permettre de mesurer pleinement sa valeur et la place qui lui revient parmi les plus grands maîtres de la musique, ses contemporains sous toutes les latitudes l’accueillirent avec sympathie et enthousiasme. L’homme ne décevait pas les admirateurs de l’œuvre et je me souviens d’un souper, à l’issue d’un concert déjà lointain que nous avions donné à Lyon, et où Herriot fut littéralement emballé et ébloui, autant par la musique de Ravel que par son esprit brillant et ingénieux.

Maurice Ravel et Madeleine Grey (en robe à fleurs tout à droite) © DR

Il avait non seulement un sens aigu de l’observation, mais il savait transmettre aux autres les impressions qu’il ressentait et leur faire voir ce qu’il percevait lui-même. Travaillant avec lui ses Histoires naturelles, dont le Cygne en particulier me donna quelque peine à mettre au point, je me souviens de la façon si suggestive dont il commentait le texte de J. Renard et m’aidait à trouver, en recréant devant moi les images que sa musique exprime et souligne, par un mot, un geste, une comparaison subtile, les moyens d’expression les plus efficaces. Par contre, en ce qui concerne les Chansons madécasses, que j’ai travaillées sans recourir à ses conseils, j’ai eu la joie de trouver spontanément l’interprétation que désirait Ravel. Et lui, qui était si minutieux, si scrupuleux, aussi bien pour son propre travail créateur que pour celui de ses interprètes, s’est déclaré pleinement satisfait. J’avoue n’en être pas peu fière, mais aussi, et c’est pourquoi je note ce fait tout personnel, j’y vois la preuve que, s’il était d’une précision d’orfèvre, Ravel n’était pas chicanier. Il n’est pas si fréquent que l’un aille sans l’autre.

Pour l’interprétation de ses mélodies, Ravel attachait une importance capitale au respect de la prosodie. Nul n’a su trouver mieux que lui des rythmes et des courbes mélodiques qui, d’une part, soulignent avec le maximum de vérité expressive chaque intention d’un texte et, d’autre part, soient plus parfaitement conformes au génie de notre langue. Il ne tolérait pas la moindre incartade dans le domaine de la fidélité à son propre texte. Tout y est mûrement pesé, disposé avec un soin, une intelligence et un art consommés, rien n’y est laissé au hasard, rien n’y demeure inachevé et imprécis.

À ceux qui croient que la maladie avait altéré l’entière lucidité de on esprit, je pourrai opposer ce souvenir péremptoire : Ravel était venu chez mois quelques mois avant sa mort pour que je lui chante Don Quichotte à Dulcinée, que Francis Poulenc m’accompagnait. Quand j’eus fini, je lui demandai son avis. Il paraissait absent et on aurait pu croire qu’il avait à peine eu conscience de ce qu’il venait d’entendre. Or, il me fit une observation très précise, rectifiant une infime liberté de mesure que, Poulenc et moi, nous étions permise, trouvant heureuse une respiration d’un quart de temps, non prévue par Ravel. Il avait remarqué cette légère altération à son texte, et bien qu’il ne s’agit pas d’une erreur involontaire ou d’une maladresse intempestive, il soutint son point de vue : n’ayant pas noté cette respiration, il avait des raisons précises à cela et il en conservait la pleine intelligence.

Il n’est sans doute pas inutile que ce souvenir soit noté afin que, dans l’avenir, les chanteurs sachent à quel point la notation de Ravel doit être rigoureusement observée et qu’ils se souviennent que sa volonté était formelle dans le domaine de l’exactitude. Ils n’auront, au reste, pas à s’en plaindre, car Ravel a fait pour eux ce qu’aucun autre musicien n’a fait : il a tout prévu et, de plusieurs interprétations musicales et vocales d’un texte poétique, il a choisi, avec un art et un sens critique infaillibles, la meilleure, la plus juste, la plus vraie.
 
Madeleine GREY
Texte initialement publié dans la Revue musicale, no 185-187, Déc.1938.

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Académie international de musique Maurice Ravel, 48ème session (50e anniversaire de la fondation
Du 27 août au 10 septembre 2017
academie-ravel.com

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