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​Les Archives du Siècle Romantique (60) – Le « père Franck » d’après Vincent d’Indy

 
Le bicentenaire de la naissance de César Franck bat son plein et, nul ne s’étonnera que le Palazzetto Bru Zane soit très impliqué dans la célébration d’un compositeur, né belge certes, mais devenu figure centrale de la vie musicale française et qui joua un rôle décisif dans le grand mouvement initié par la Société Nationale de Musique au lendemain de la défaite de Sedan et la chute du Second Empire.
On a eu l’occasion d’évoquer il y a peu la collaboration entre le Centre de musique romantique française de Venise et l’Orchestre Royal Philharmonique de Liège pour la résurrection dans sa version complète de l’opéra Hulda, événement programmé en Belgique les 15 et 17 mai, à Liège puis Namur, et le 1er juin au théâtre des Champs-Elysées en ouverture du 9e Festival Bru Zane Paris. Une manifestation qui explorera aussi la production de Franck côté symphonique avec des chefs tels que François Xavier Roth, Marc Korovitch et Adrien Perruchon.
 

Intégrale des mélodies et duos, 2 CD PBZ (à paraître le 25 mars)
 
Les mélodies, jardin secret de César Franck

En attendant juin, le PBZ fait honneur à l’auteur des Béatitudes à Venise, du 2 avril au 27 mai, avec un cycle « L’Univers de César Franck » (2), principalement occupé par des partitions musique de chambre (de Franck et de plusieurs de ses contemporains : Chaminade, Strohl, De Castillon, Marie-Jaëll, etc.), confiées à des artistes tels que le Quatuor Hanson, Ismaël Margain, Victor Julien-Laferrière, Théo Fouchenneret, Maria et Nathalia Milstein, ou encore des instrumentistes issus de la Chapelle Musicale Reine Elisabeth ou de l’Accademia Teatro alla Scala. La musique pour piano n’a pas été oubliée, Nathanaël Gouin en sera l’interprète, pas plus que la mélodie avec Tassis Christoyannis et Jeff Cohen.(3) Ce genre demeure l’un des aspects les plus méconnus de l’art franckiste et l’on doit aux interprètes précités  – avec le renfort de Véronique Gens dans sept duos, et du violoncelle d’Enrico Graziani pour une mélodie comportant une partie d’archet – un double album, à paraître le 25 mars. (4)  Admirable raffinement poétique et de sensibilité, il ajoute une nouvelle pierre à l’édifice que, grâce au Palazzetto, Christoyannis et son pianiste de prédilection bâtissent à la gloire de la mélodie française et donne accès à l’un des visages les plus secrets du musicien.
 
Le « père Franck » a beaucoup compté on le sait dans la formation de Vincent d’Indy et c’est un texte de ce dernier, le premier d’envergure qu’il consacra à Franck, paru en 1901 dans la revue américaine The Century Library of Music, que les Archives du Siècle Romantique présentent ce mois-ci. Vincent d’Indy prend le soin de désigner le rôle de pédagogue que le compositeur liégeois a joué pour toute une génération d’artistes. École dans l’école, la classe d’orgue du Conservatoire apparaît comme le lieu essentiel pour apprendre l’écriture musicale, bien plus que l’étaient les cours de composition de l’établissement. Le point de vue radical proposé par d’Indy est au service de son propre parcourt : il justifie une rupture avec la grande école parisienne qui l’a pourtant formé et la création de la Schola Cantorum (1896).
 
Alain Cochard
 

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Le « père Franck » d’après Vincent d’Indy

 
Texte initialement publié en anglais : The Century Library of Music, éd. I. J. Paderewski, New York : The Century Co., 1901, p. 458-471.
À lire dans Écrits de Vincent d’Indy, rassemblés et présentés par Gilles Saint Arroman, vol. 1 : 1877-1903, Arles : Actes Sud/Palazzetto Bru Zane, 2019.
 
Souvenirs personnels
César Franck fut pour toute la génération qui eut le bonheur de se nourrir de ses sains et solides principes, non point seulement un éducateur clairvoyant et sûr, mais un père, et je ne crains pas de me servir de ce mot pour caractériser celui qui donna le jour à l’école symphonique française, car nous tous, ses élèves, aussi bien que les artistes qui l’ont approché, nous l’avons toujours nommé instinctivement et d’un accord unanime, quoique non concerté : le père Franck.
Mais aussi, quel admirable professeur de composition fut César Franck ! Quelle sincérité, quelle intégrité, quelle conscience il apportait dans l’examen des esquisses que nous lui présentions ! Impitoyable pour les vices de constitution, il mettait sans hésiter le doigt sur la plaie, et lorsqu’il en arrivait, dans la correction, aux passages que nous considérions nous-mêmes comme douteux, bien que nous n’eussions garde de l’en prévenir, instantanément, sa large bouche devenait sérieuse, son front se plissait, son attitude exprimait une souffrance réelle, et, après avoir joué deux ou trois fois le passage au piano, il se tournait vers nous en laissant échapper, comme à regret, le fatal : “Je n’aime pas !” arrêt redouté d’un tribunal sans appel. Mais si, par hasard, nous avions trouvé dans nos balbutiements de commençants quelque harmonie neuve et logiquement amenée, quelque essai de formes intéressant, alors, satisfait et souriant, il se penchait vers nous en murmurant : “J’aime ! j’aime !” et il était aussi heureux de nous donner cette approbation que nous-mêmes de l’avoir méritée.
[…]
 

Vincent d'Indy © Palazzetto Bru Zane / fonds Leduc

Cette classe d’orgue, dont je conserve toujours un souvenir ému, fut pendant longtemps le véritable centre des études de composition du Conservatoire.
À cette époque – je parle des années 1872 à 1876, – les trois cours dits : “de haute composition musicale”, étaient donnés par trois professeurs bien peu faits pour cet enseignement ; l’un, Victor Massé, compositeur de faciles opéras-comiques, sans nulle entente de la symphonie, et qui, constamment malade, se faisait remplacer dans ses fonctions par un de ses élèves ; l’autre, Henri Reber, musicien vieillot, au jugement étroit et autoritaire ; le troisième enfin, François Bazin, dont j’ai déjà parlé ici et dont le plus haut titre de gloire est d’avoir été le compositeur du Voyage en Chine. Il n’est donc point étonnant que le noble enseignement de César Franck, fondé sur Bach et Beethoven, mais admettant aussi tous les élans, toutes les aspirations nouvelles et généreuses, ait, dès cette époque, attiré à lui les jeunes esprits doués d’idées élevées et véritablement épris de leur Art. C’est ainsi que, sans s’en douter lui-même, le maître draina, pour ainsi dire, toutes les forces sincèrement artistiques qui étaient éparses dans les diverses classes du Conservatoire de musique, sans parler des élèves du dehors qui allaient prendre la leçon dans son tranquille salon du boulevard Saint-Michel, dont les hautes fenêtres donnaient sur un jardin plein d’ombre, chose rare à Paris.
 

César Franck par Rongier © Palazzetto Bru Zane / fonds Leduc

C’est là que nous nous rendions, une fois par semaine, car le père Franck, non content de nous instruire dans la science du contrepoint, de la fugue et de l’improvisation à sa classe du Conservatoire, faisait venir chez lui ceux de ses élèves qui lui paraissaient mériter un enseignement particulier, et cela d’une façon absolument désintéressée, ce qui n’est pas toujours le fait des professeurs de l’établissement officiel dans lequel l’instruction gratuite, inscrite au règlement, est bien loin, hélas ! d’être une réalité.
Lorsqu’on avait terminé avec Franck l’étude du contrepoint, qu’il voulait toujours intelligent et mélodique, et celle de la fugue, dans laquelle il laissait à l’élève une grande liberté expressive, alors seulement on entreprenait l’étude de la composition, entièrement fondée, d’après lui, sur la construction tonale. Aucun art, en effet, n’a plus de rapport avec la musique que l’architecture. Pour élever un édifice, il faut tout d’abord que les matériaux soient choisis et de bonne qualité ; il en est de même pour les idées musicales, sur le choix desquelles le compositeur doit se montrer très difficile, s’il veut faire une œuvre durable.
Mais il n’est pas suffisant, pour construire, d’avoir de beaux matériaux, encore faut-il savoir les disposer de façon qu’ils s’agencent en un tout puissant et harmonieux ; des pierres de taille, si attentivement façonnées et sculptées qu’elles puissent être, ne constitueront jamais un monument si elles sont simplement juxtaposées sans ordre ni méthode ; de même, des idées musicales, si belles qu’elles soient, ne constitueront jamais un morceau de musique si leur place et leur enchaînement ne sont réglés par une logique et sûre ordonnance ; à ce prix seulement, le monument existera, et, si les éléments en sont beaux, si l’ordre synthétique y est harmonieusement combiné, l’œuvre sera solide et pourra défier l’action du temps.
 

César Franck et le Quatuor Ysaÿe à Tournai en avril 1890 © Blibliothèque du Conservatoire de Genève

La composition musicale n’est point autre chose. C’est ce que Franck, et lui seul à cette époque, savait admirablement faire comprendre à ses disciples. […] Cette bienfaisante influence de l’enseignement du père Franck ne s’étendit point seulement sur les musiciens qui travaillaient spécialement avec lui, elle se fit encore sentir sur ceux des élèves du Conservatoire qui reçurent ses avis à la classe d’orgue, par exemple : Samuel Rousseau, Gabriel Pierné, Auguste Chapuis, Paul Vidal, Georges Marty, Dallier, Dutacq, Galeotti, et aussi sur les virtuoses qui eurent la bonne fortune de vivre quelque temps dans son intimité, parmi lesquels je citerai notre illustre ami Eugène Ysaÿe, qui dut bien un peu de son génie interprétateur à l’amitié du père Franck, lequel voulut lui dédier la célèbre Sonate de violon. On retrouve enfin des traces très nettes de cette influence chez des artistes qui, bien que n’ayant pas été précisément ses élèves, subirent à son contact l’ascendant de sa probité et de sa sincérité artistiques ; pour n’en citer que quelques-uns : Gabriel Fauré, le célèbre organiste Guilmant, Paul Dukas et Emmanuel Chabrier, qui prononça, au nom de la Société nationale de Musique, dont Franck était président, une allocution vraiment émue sur la tombe du maître.

Les principaux disciples qui eurent le bonheur de recevoir directement ce précieux enseignement furent, par ordre chronologique : Henri Duparc, le continuateur de Schumann au point de vue du Lied, Arthur Coquard, Alexis de Castillon, mort en 1873, à l’âge de 35 ans, lequel, après avoir subi pendant plusieurs années les leçons de Victor Massé, qui semblait prendre à tâche d’annihiler les dons naturels de ce beau tempérament d’artiste, eut le courage de recommencer avec Franck toute son éducation musicale et, ayant anéanti ses essais précédents, écrivit, par suite, un grand nombre d’œuvres symphoniques et de musique de chambre de tout premier ordre.

Viennent ensuite : celui qui écrit ces lignes, puis Camille Benoît, Mme Augusta Holmès, Ernest Chausson, l’auteur du Roi Arthus, qui fut si prématurément enlevé, en 1899, à l’affection de ses amis, le délicat ciseleur Pierre de Breville, Paul de Wailly, Henri Kunkelmann, Louis de Serres, Charles Bordes, le jeune et déjà illustre chef des Chanteurs de Saint-Gervais, Guy Ropartz, l’audacieux directeur du Conservatoire de Nancy, et enfin, ce pauvre Guillaume Lekeu, mort à 24 ans, laissant derrière lui un bagage considérable de compositions d’une poignante intensité expressive.

C’est en grande partie dans l’intention de perpétuer cet enseignement que trois des élèves ou admirateurs du maître regretté, Alexandre Guilmant, Charles Bordes et moi-même, avons fondé, il y a six ans déjà, la Schola Cantorum, école de musique dont les principes sont uniquement l’amour et le respect de l’Art, sans autre préoccupation ; mais, quand bien même il ne se fût pas trouvé de pieux amis pour continuer l’œuvre d’enseignement, rien n’aurait pu empêcher la pure et honnête doctrine de Franck de se répandre de proche en proche, parce qu’elle est la vérité artistique.

De même, rien n’empêchera ce génie musical de vivre éternellement, et, tandis que les noms de maints compositeurs connus, uniquement préoccupés de gloire ou d’argent, commencent dès maintenant à entrer dans l’ombre pour n’en plus sortir jamais, la figure séraphique de l’auteur des Béatitudes, qui sut aimer l’Art vrai, plane de plus en plus haut dans la lumière vers laquelle, sans défaillance ni compromissions, il s’est dirigé toute sa vie.
 

© Coll. part.

 
 

(1) www.concertclassic.com/article/bicentenaire-franck-liege-cesar-en-majeste
 
(2) bru-zane.com/fr/ciclo/ciclo-luniverso-di-cesar-franck-1822-1890/#ciclo-main-schedule
 
(3) bru-zane.com/fr/evento/rimembranza/#
 
(4) Complete songs and duets -  2CD Palazzetto Bru Zane

Photo :  Couverture illustrée d'Accords perdus (L'Ouvreuse du cirque d'été), dessin de José Engel © Palazzetto Bru Zane / fonds Leduc

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