Journal
Les Pages Musicales de Lagrasse – Enchantement et révélation – Compte-rendu
Petit village harmonieux de 600 habitants niché au cœur du massif des Corbières, Lagrasse est d’une beauté saisissante. Depuis quelques années, fée-livre (par l’action de la Maison du Banquet et des générations) et fée-orgue (Association des Amis de l’orgue de l’église Saint-Michel) s’étaient donné la main pour assurer le rayonnement de ce lieu enchanteur. La fée-Adam Laloum est, depuis 2015, venue se joindre aux deux autres, en offrant au public, dans les dix premiers jours de septembre, un joli festival de musique de chambre. La programmation en est généreuse, essentiellement romantique (formations diverses et orgue à chaque concert), avec un long entracte convivial sous la halle médiévale du village.
Adam Laloum y joue avec ses amis, à chaque concert, une ou deux pièces d’un programme qui en comporte souvent cinq (sans compter les improvisations à l’orgue de Thomas Ospital). On ne citera ici que quelques uns parmi ceux entendus le premier week-end : remplaçant admirablement Victor Julien-Laferrière souffrant, le violoncelliste Yan Levionnois (très fin dans la 1ère Sonate pour violoncelle et piano op. 38 de Brahms ; allègre et ardent à souhait dans le 1er Trio de Mendelssohn), la pétulante violoniste Charlotte Juillard, éblouissante dans la 1ère Sonate de Prokofiev avec Laloum, et l’altiste Marie Chilemme, si profonde dans la 1ère Sonate op. 120 de Brahms.
Marie-Laure Garnier & Tristan Raëns © Les Pages Musicales
La révélation fut pour nous celle du pianiste Tristan Raës – en duo habituellement avec le ténor Cyrille Dubois(1) avec qui il a gagné le Concours Lili et Nadia Boulanger en 2009 – et de la soprano Marie-Laure Garnier. Elève de Malcolm Walker, et formée au lied principalement par Anne Le Bozec (dont Tristan Raës fut également l’élève), ces deux musiciens ont offert au public de Lagrasse un Amour et vie d’une femme de Schumann, à la fois simple, sensible, et intense. Il est rare que ce cycle très (trop ?) connu soit donné par une jeune chanteuse, avec un tel mélange de fraîcheur naturelle, d’authenticité et de profondeur.
Appuyé sur une belle technique, servi sur un allemand impeccable, les consonnes bien en relief, son legato est de belle ampleur — non seulement sur chaque phrase, mais sur chaque lied — et en fait sur le cycle entier. Comme ils sont rares ces jeunes chanteurs qui savent déjà, comme certains aînés, nous prendre par la main dès leur premier son, et nous faire sentir qu’ils ne nous lâcheront qu’une fois le silence après leur dernière note éteint ! Toutes les images du texte étaient présentes (2) — certaines déjà bien « préparées » par le piano imaginatif de Tristan Raës. De ce point de vue, la conduite du lied n° 6 —celui où se manifeste, pudiquement, le désir/ l’annonce d’un enfant à venir—fut miraculeuse, du quasi-récitatif des premiers mots au fantastique « dein Bildnis » qui clôt le lied. La chanteuse en glisse un premier Bildnis : ce sera « ton portrait, dans le berceau, là, à côté de notre lit, qui me sourira » qui passe souvent inaperçu…puis plonge dans ses pensées, tandis qu’un postlude de piano égrène ses accords. Puis la chanteuse « refait surface », et répète, songeuse, ce « ton portrait »qui clôt ce lied. Ce n’est pas un cri, juste une petite courbe en « v » renversé de trois notes, dans le medium de la tessiture, que la majorité des interprètes, à vrai dire, donne l’impression de chanter comme à regret, comme si elles craignaient ce constat de ressemblance entre l’enfant et son géniteur… Or, cette répétition constitue l’apogée, non seulement du lied (le plus long du cycle), mais même du cycle entier : ce que la chanteuse doit loger là, dans ces trois syllabes, c’est un « si tu savais à quel point je t’aime ! » Comme Brigitte Fassbaender (3), Marie-Laure Garnier nous donna à voir ce « ton portrait » dans une lumière amoureuse qui a illuminé l’église entière… L’auteur de ces lignes n’a qu’un seul regret : ne pas avoir pu entendre les Poèmes pour mi de Messiaen que cette belle chanteuse qui a un rayonnement, une manière d’habiter le corps, et un sourire faisant penser à Jessye Norman, a offerts au public de Lagrasse le 6 septembre.
Stéphane Goldet
Lagrasse, église Saint-Michel, les 1er, 2 et 3 septembre 2017 / www.festival-lagrasse.fr
(1) Duo Contraste
(2) Quand fera-t-on enfin pour les récitals de lieder ce que font les maisons d’opéra : une projection de la traduction du texte chanté ?
(3) Avec Irwin Gage en 1984 (DG 415 519)
Photo Marie-Laure Garnier @ Les Pages Musicales
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