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Lisa Batiashvili et Khatia Buniatishvili en duo en Géorgie - Voix du sol, voix du sang - Compte-rendu

Elles ont grandi dans le même quartier de Tbilissi, sans se connaître, et la France les a réunies. Lisa, fine et brillante violoniste, mariée au hautboïste François Leleux, Khatia, pianiste singulière, aussi éthérée et subtile que virtuose déchaînée, qui a choisi Paris pour poser quelque temps ses bagages sur sa route itinérante de star, déjà. Puis le Festival de Verbier, l’été dernier les a fait mêler leurs talents, et leurs personnalités, pourtant à première vue dissemblables: Lisa, aquatique, transparente, réservée, Khatia incendiaire, spontanée, virevoltante, solitaire aussi, comme fondamentalement tout pianiste. Mais toutes deux réunies par une même passion pour leur pays, que cette alliance musicale leur permet de célébrer. Leurs racines, disent- elles d’une même voix, leur donnent une sensibilité commune, une pulsion venue de loin, qui les fait respirer au même rythme.

Les voici donc au pays, à Tsinandali, lieu étonnant qui mène aux confins du monde chrétien, presqu’en Azerbaïdjan, à 1h30 de Tbilissi, et dans la contrée de Khakhétie, réputée pour ses vignobles, au point qu’elle fut le principal pourvoyeur en vins de l’URSS. L’intérêt de l’endroit, héritage d’une grande famille géorgienne, les Chavchavadzé, dont le plus illustre représentant, le prince Alexandre, fut un poète romantique réputé autant qu’un brillant militaire dans la première moitié du XIXe siècle, réside dans un petit palais de style italianisant noyé dans un vaste parc aux arbres plusieurs fois centenaires. Endommagé par les aléas du temps et des conflits qui ont secoué la région, ce petit bijou est aujourd’hui sauvé, grâce à un groupe caucasien aux multiples branches, le Silk-Road Group, qui l’a pris en charge et le réhabilite depuis cinq ans. George Ramishvili en est l’âme, et cet homme d’affaires installé à Paris, littéralement possédé par le besoin de faire revivre la culture de et dans son pays, n’a eu de cesse de faire restaurer le palais, d’y installer un musée et de transformer ce haut vestige de l’histoire géorgienne en un Centre Culturel.

L’aventure, rapidement a pris forme, et les concerts autant que les expositions n’ont cessé de redonner vie à l’endroit, en passe de devenir un Festival de premier plan: certes la part belle y est faite aux artistes géorgiens, mais des expositions Dali, Picasso et Mondrian ont récemment fait courir le public vers ce havre de verdure et de charme. Pour la musique, Ramishvili n’a pas eu de mal à rassembler la fine fleur des artistes nationaux, devenus des vedettes mondiales, d’Eliso Virsaladze au Georgian National String Quartet et au Georgian National Ballet dont la tradition est d’une exceptionnelle qualité (il n’y a pas que Balanchine, ex-Balanchivadzé, à avoir fait rayonner sur le monde le tempérament chorégraphique géorgien, mais des Tchaboukiani jadis, des Ananiachvili aujourd’hui !). On y vit aussi des artistes internationaux tels la jeune Alice Sara Ott et Guidon Kremer, venus élargir le champ d’audience.

Certes, les places sont limitées, guère plus de 500 dans le parterre aménagé devant le palais. Mais quelle intensité, quelle attention dans l’écoute chez ce public rassemblé pour une rencontre précieuse. Les deux jeunes femmes, transcendées par la grâce de l’instant, luttant contre le froid déjà vif dans leurs robes de sirènes, ont porté le très virtuose Rondo  « brillant » en si mineur D.895 de Schubert, écrit en 1826 pour le violoniste de 20 ans, Josef Slavik, «  l’autre Paganini » et le pianiste Bocklet, comme une joyeuse carte de visite, avant de se fondre avec passion dans la Sonate en la majeur de Franck. On avait entendu récemment à Pleyel le duo Buniatishvili- Capuçon dans cette même œuvre : l’émotion ici était toute autre. Moins de perfection formelle,- il est vrai que le lieu humide n’aidait guère la sonorité du violon-, mais une union presque charnelle des deux respirations, des deux tempéraments, qui a donné à l’œuvre une intensité brûlante. Un peu plus de possibilités d’accueil - un hôtel Radisson sans doute bientôt - une organisation plus précise, et Tsinandali a tous les atouts pour devenir un haut lieu de culture européen. Le charme opère, et c’est l’essentiel.

Jacqueline Thuilleux

Tsinandali (Géorgie), 2 novembre 2013

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Photo : DR
 

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