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L’orgue à Radio France – Une riche et originale saison, hélas sans visibilité – Compte-rendu

 

La saison d'orgue de Radio France se poursuit magnifiquement mais, hélas !, privée de visibilité : trois concerts successifs sans public mais aussi non diffusés en direct sur France Musique, cela équivaut, pour la perception que le public peut en avoir, à une mise entre parenthèses de la saison d'orgue proprement dite. S'y ajoute l'absence d'informations quant aux dates de « diffusion ultérieure ».
Ce fut le cas pour Benoît Mernier puis Éric Lebrun, ce devait être également le cas du concert suivant, le 30 mars, avec en création une œuvre commandée par Radio France à Édith Canat de Chizy – Arnaud Merlin lui a consacré mi-février une émission d'Archives/Le portrait contemporain (1) : Suono pour orgue et duo d'accordéons, Emmanuel Arakélian (l'un des titulaires par quartier de l'Isnard de Saint-Maximin) dialoguant aux claviers du Grenzing avec le Duo Xamp : Fanny Vicens et Jean-Étienne Sotty. Emmanuel Arakélian s'étant blessé au pied, le concert vient toutefois d'être reporté sine die. L'occasion d'entendre le Duo Xamp confronté au Grenzing n'est que partie remise – Duo Xamp doté d'instruments très singuliers, de type microtonal développé au sein du Conservatoire de Paris (2), soit la possibilité d'un accord particulier, mise à contribution dans Suono : l'ensemble du clavier droit peut être haussé d'un quart de ton en regard du clavier gauche, pour un surcroît de brillance et d'amplitude. Pierre Gervasoni, lors de la parution de l'album On-Off : The New Sound Of The Accordion (œuvres de Fanny Vicens, Juan Arroyo, Bastien David, Julien Malaussena, Victor Ibarra, Dabor B. Vincze, Régis Campo – Initiale, un CD transaural : écoute avec haut-parleurs, un CD binaural : écoute au casque), s'en est fait l'écho dans Le Monde du 3 janvier : « […] Remplacé par un modèle plus récent, le premier accordéon microtonal fait actuellement l'objet d'une autre extension à l'Ircam pour devenir le premier accordéon "hybride", c’est-à-dire muni de haut-parleurs qui permettront de mixer sons acoustiques et électroniques. Le prototype est destiné à Jean-Étienne Sotty, en attendant une probable utilisation… eXAMPlaire en duo. »
 
Si le roi des instruments n'a pas entièrement déserté l'antenne de France Musique, ce n'est que grâce au Festival Présences 2021 : la création mondiale de Waves, duo pour orgue et orchestre de Pascal Dusapin, par Olivier Latry et l'Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par Alain Altinoglu, a été diffusée en direct le 5 février (3) puis proposée à la réécoute durant un mois. Dans le même contexte du Festival Présences 2021, Sonia Wieder-Atherton (violoncelle) et Bernard Foccroulle (orgue) offraient deux jours plus tard un programme confrontant orgue ibérique du Siècle d'Or : Francisco Correa de Arauxo, et musique du temps présent : Jonathan Harvey, Pascal Dusapin, Ana Sokolovic (T Rex pour orgue, commande de Radio France en création mondiale), Betsy Jolas, Bernard Foccroulle (Elegy for Trisha pour violoncelle et orgue, commande de Radio France en création mondiale). Diffusé sur France Musique le 10 mars, ce concert du 7 février reste également accessible pendant un mois (4).
 

Benoît Mernier © Bernard Coutant

Le 19 janvier 2021, en lieu et place du film muet Le Fantôme de l'Opéra sur lequel il devait improviser, le compositeur et organiste belge Benoît Mernier (photo) fit entendre sur le Grenzing de l'Auditorium un programme de substitution généreusement architecturé, mi-baroque allemand, mi-symphonistes et modernes français, de sa souple symétrie émanant un équilibre et un rythme d'écoute d'une réelle poésie. Le musicien était alors sous le choc de l'incendie qui s'était déclaré la veille au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (5), fameux Bozar dont le grand orgue, muet cinq décennies durant, avait retrouvé sa voix en 2017 sous l'impulsion, entre autres figures de proue, de Bernard Foccroulle et de Benoît Mernier lui-même : son Concerto pour orgue et orchestre, commande Bozar, fut créé à cette occasion (en soliste de nouveau Olivier Latry !). Si l'orgue n'a pas souffert des flammes, il a été endommagé par l'eau déversée pour sauver l'édifice et se trouve de nouveau muet.
 
Buxtehude ouvrait le programme, Bach le refermait. Le premier dans l'esprit des consorts d'instruments du XVIIe siècle : Praeludium en sol mineur BuxWV 149, Choral Der Tag, der ist so freudenreich BuxWV 182, sur de beaux et chaleureux mélanges d'anches et mutations chatoyantes ; le second, après un Schübler BWV 645 (Wachet auf) ardemment charpenté, dans celui de la facture nord-allemande la plus flamboyante, apothéose d'anches et mixtures pour un impact sonore au service d'une saisissante dramaturgie : Fantaisie et fugue en sol mineur BWV 542. Introduite et refermée par de délicates improvisations en guise de transition entre les divers climats, la partie centrale de ce récital enchaînait une diaphane Première Arabesque de Debussy transcrite par Léon Roques (revue par Benoît Mernier), le Troisième Choral de Franck, Clair de lune de Vierne et une Première Fantaisie de Jehan Alain exceptionnelle de densité et de gravité, particulièrement bien sonnante sur le Grenzing.
 

Eric Lebrun © DR
 
Le concert du 2 mars associait de nouveau violoncelle et orgue : Marie Ythier et Éric Lebrun. Itinérance kaléidoscopique d'époques et d'esthétiques souplement structurée et d'une belle respiration, s'ouvrant sur un double visage de Bach : Fantaisie et fugue en ut mineur BWV 537, sur des mixtures et anches de pédale d'une « vive stabilité », puis des fonds clairs pour le début de la Fugue, animée d'un infime rubato (léger appui sur la valeur longue du sujet) dynamisant le déploiement d'une polyphonie rehaussée de mutations dans les divertissements, avant une progression dynamique finale lumineusement calibrée. Puis Prélude de la Suite pour violoncelle seul n°5 BWV 1011, Marie Ythier faisant d'emblée entendre une sonorité ample, un jeu en doubles cordes assuré et grandement projeté dans la salle désespérément vide, individualisant à merveille les « deux voix » du sujet et de son commentaire dans le redoutable fugato, nourri d'aisance et de mobilité polyphoniques.
 
S'ensuivirent quatre pages à l'image de l'univers sensible d'Éric Lebrun. D'abord Le Palais de cristal de sa Suite op. 18, pièce médiane d'un triptyque découvert lors de sa création en 2011 à Saint-Eustache (6). Si le contexte acoustique était tout autre à Radio France, il n'en fit pas moins ressortir une certaine « filiation de musicien français » se traduisant par un langage riche de contrastes tout en délicatesse et sobriété : de couleurs, de rythmes, d'éloquence. Et de nouveau une sensation de pure vision de maître-verrier. D'Alexandre-Pierre-François Boëly, dont Éric Lebrun a gravé avec Marie-Ange Leurent l'œuvre intégrale pour orgue (8 CD Bayard Musique, 2008), on put goûter trois pages retrouvées en 2005, enregistrées par Éric Lebrun et Christophe Coin. Histoire complexe – voir le document accompagnant cet album Laborie Records de 2008 (7) – que celle des Trois Mélodies pour violoncelle avec accompagnement d'orgue expressif, avec les interrogations soulevées par la dénomination « orgue expressif », excluant l'harmonium. Autre temps, autre format, entre orgue postclassique (n°2, orgue seul) et romantique (n°1 & 3 avec violoncelle, dans la mouvance du bel canto contemporain : grand solo « à vocalises » de la dernière pièce, accompagné de fonds très doux et lointains).
 

L'orgue de Radio France © RF - Christophe Abramowitz

Puis ce fut la Première Fantaisie de Jehan Alain, dont Éric Lebrun a également gravé l'œuvre d'orgue sur son Cavaillé-Coll des Quinze-Vingts (Naxos, 1996). La tension des déchirures initiales se trouva émotionnellement accentuée par un recours singulier à la boîte expressive, l'ensemble bénéficiant de registrations mouvantes, dont certaines sections somptueuses à dominante d'anches moirées, le tout d'une ferveur mais aussi d'une gravité dense et serrée – jusqu'à l'ultime respiration, d'une « lenteur » envoûtante. Cette partie se refermait sur Via Crucis (2003) d'Éric Lebrun, n°14 de ses Vingt Mystères du Rosaire, ainsi présenté par le compositeur : « L'écriture du violoncelle, extrêmement chantante et lyrique, est introduite par des mélismes doux et plaintifs à l'orgue. Un dialogue s'installe entre l'instrument à cordes et le pédalier de l'orgue, s'exprimant sur des jeux flûtés de 8' puis de 4'. Via Crucis exprime une douleur très intérieure, secrète. » Exactement ce que l'on entendit : un dialogue s'intensifiant puis se raréfiant, poignante élégie.
 
Autre grand moment pour le violoncelle solo : L'Ange du tamaris de Jean-Louis Florentz op. 12 (1995) : l'inspiration venue d'ailleurs, pour un poème mystérieux (recours expressif au pizzicato) et mystique. Où au chant de l'ange, plein de force et de lyrisme, se mêlent maints aspects dansants. Marie Ythier y fit montre d'une maîtrise inspirée : textures d'une densité exacerbée, jeu en cordes multiples, ponctuations de brusques envolées et d'interrogatives suspensions, avant que le poème ne s'évanouisse tel un songe. Magnifique.
 
Une commande de Radio France était proposée en création mondiale : Sur la terre comme en enfer de Valéry Aubertin, qui assistait à cette première audition. (Au moment où le compositeur reçut cette commande, eurent lieu des échanges « concernant une future composition pour le grand orgue de l'Auditorium et orchestre », œuvre d'une vingtaine de minutes entre-temps achevée mais dont la création n'est malheureusement pas encore à l'ordre du jour.) Valéry Aubertin a lui-même proposé un commentaire de sa pièce, inspirée de Thomas Bernhard, repris dans le programme de salle (8). On a hâte de pouvoir réentendre cette soirée afin de pouvoir approfondir l'écoute d'une œuvre si riche et captivante, introduite par un appel suraigu à l'orgue, « violent » exergue auquel répond un jeu de questions-réponses initié par le violoncelle, la progression de l'œuvre étant assortie d'un splendide travail de registrations très musicalement évaluées par Éric Lebrun pour le Grenzing, afin de ne jamais couvrir le violoncelle tout en vivifiant un dialogue dynamiquement à l'équilibre via l'imbrication des textures complexes des deux instruments. Quel dommage qu'un moment si intense n'ait pu bénéficier de l'accueil chaleureux d'un public instantanément conquis.
 
L'un des héros de 2021 referma la soirée : Camille Saint-Saëns et sa Suite pour violoncelle et piano op. 16, œuvre de jeunesse (1862) d'un pur romantisme à la française : « classique » et savant (sans emphase), pour laquelle il garda une vive affection, jusqu'à l'orchestrer (la recomposant en partie, comme le Messiaen de L'Ascension, sans doute pour les mêmes raisons), Éric Lebrun livrant à l'orgue une adaptation « spontanée » de l'exigeante partie de piano. Un régal d'esprit (plus caustique à l'orgue qu'au piano), d'élégance et de brio, un jeu (et des registrations) épuré, sans affectation, une constante clarté des lignes : magnifique performance des musiciens, sachant notamment combien le violoncelle, sans la richesse harmonique enveloppante de la vibration du piano se trouve ici plus ou moins à nu, certes stimulé par le dialogue des timbres que l'orgue autorise mais sans doute moins porté que par le piano, sans parler de la distance physique à haut risque entre les deux sources sonores. Un défi relevé avec éclat, tendresse et panache par les musiciens.
 
Michel Roubinet

Concerts des 19 janvier et 2 mars 2021, Paris, Auditorium de Radio France
Benoît Mernier : www.maisondelaradio.fr/evenement/cine-concert/le-fantome-de-lopera
Éric Lebrun et Marie Ythier : www.maisondelaradio.fr/evenement/concert-dorgue/orgue-et-violoncelle-lebrunythier
 
 
 
(1www.francemusique.fr/emissions/le-concert-de-20h/archives-edith-canat-de-chizy-91805
 
(2) Jean-Étienne Sotty et l'accordéon microtonal
www.youtube.com/watch?v=AHmquuW443c
 
(3) Festival Présences 2021, concert du 5 février
www.maisondelaradio.fr/evenement/concert-symphonique/dusapinbartok-altinoglulatry
www.francemusique.fr/emissions/le-concert-de-20h/concert-4-festival-presences-2021-syrse-dusapin-et-bartok-par-le-philhar-et-alain-altinoglu-91571
 
(4) Festival Présences 2021, concert du 7 février
www.maisondelaradio.fr/evenement/concert-dorgue/bernard-foccroulle-sonia-wieder-atherton
www.francemusique.fr/emissions/le-concert-de-20h/concerts-d-orgues-presences-9-par-bernard-foccroulle-et-sonia-wieder-atherton-recital-de-vincent-genvrin-92754?xtmc=Présences&xtnp=1&xtcr=3
Concert de Bernard Foccroulle et Sonia Wieder-Atherton, diffusé le 10 mars – suivi à l'antenne du récital de Vincent Genvrin du 27 février 2019, avec notamment Les Tableaux d’une exposition de Moussorgski dans la transcription de l'interprète, lequel l'a enregistrée à l'orgue Grenzing de l'Auditorium de Radio France : intitulé L'art de la transcription, le CD est sorti le 12 février dans la Collection Tempéraments du label Radio France.
www.francemusique.fr/evenements/sortie-cd-l-art-de-la-transcription-vincent-genvrin
 
(5) Orgue du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles
parismatch.be/culture/musique/74030/lorgue-du-bozar-se-fait-entendre-apres-50-ans-de-silence
www.bozar.be/fr/magazine/172435-l-orgue-sous-la-menace-du-silence
www.orgues.irisnet.be/fr/DetailOrgue/65/Grand-orgue-art-nouveau--Westenfelder--1930.rvb
Programme du festival d'inauguration (2017), données historiques et techniques
https://www.bozar.be/file/1930/download
 
(6www.concertclassic.com/article/22e-festival-dorgue-de-saint-eustache-eric-lebrun-interprete-et-compositeur-compte-rendu
 
(7discophage.com/wp-content/uploads/Boëly-musique-de-chambre.pdf
 
(8fr.calameo.com/read/00629645224177a8f86a8?page=1
 
 
Photo © DR

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