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Mikhaïl Pletnev, Gidon Kremer et Giedre Dirvanauskaite au Théâtre des Champs-Elysées – Le trio des esprits – Compte-rendu

 

 
Concert déconcertant que cette séquence qui eût pu être historique tant le talent des interprètes en présence est hors normes, mais qui a laissé sur une étrange impression, montrant que l’union ne fait pas toujours la force. On sait l’étonnante présence de Mikhaïl Pletnev, artiste rebelle, peu facile et surtout représentant de cette immense école russe capable de produire des génies. On sait la fabuleuse carrière de Gidon Kremer, ce Letton salué dans le monde comme un des plus brillants et des plus surprenants violonistes de son temps, chambriste passionné au sein de sa Kremerata Baltica, dont fait également partie la violoncelliste qui s’était jointe aux deux maîtres, la Lituaniene Giedre Dirvanauskaite.

Certes, à 78 ans, Kremer n’a plus la force de bras qui le caractérisait et dont on sait qu’elle est majeure pour tenir l’archet, mais il a gardé une virtuosité impressionnante, certes Pletnev, d’une décennie son cadet, semble lui aussi touché par le temps, mais il garde une qualité de toucher, des élans vertigineux qui signent son jeu plus qu’habité. Certes, il y a entre eux une communion humaine scellée par la musique : pourtant dès la Sonate n°21 KV 304 de Mozart, on a ressenti comme une distorsion entre les deux instruments, dont on se demandait s’ils étaient vraiment faits pour s’apparier. Jouée très académiquement, la sonate, si fine, ne parvenait pas à trouver sa dynamique, et la sonorité de Kremer, comme une dentelle arachnéenne, contrastait étrangement avec la vigueur, voire la verdeur de Pletnev. Puis, même étrange impression avec la Sonate op. 162, D.574 de Schubert, le Grand Duo, où là aussi le couple ne fonctionnait que séparément, la mélodie peinant à monter, la couleur sonore demeurant parcellaire.
 
Heureusement, il y eut ensuite le monumental  - environ trois quarts d’heure- et splendide Trio op. 50 de Tchaïkovski, à la mémoire d’un grand artiste, soit Anton Rubinstein), œuvre d’un lyrisme et d’une variété rythmique et expressive qui en font l’un des sommets de la musique de chambre. Kremer, épousant la poigne solide et claire de la violoncelliste Giedre Dirvanauskaite, y a trouvé une chaleur nouvelle, les deux instruments se renforçant l’un l’autre, et parvenant ainsi à contrebalancer les brusques lancées de Pletnev, qui, debout pour les saluts, avait l’air épuisé, et au clavier, devenait titan. Un titan capable de tirer du clavier des sonorités inouïes, grelots ou murmures, et de toujours surprendre. Alliance mouvementée, dont une voix commune peinait à se dégager et à créer un climat musical vraiment fusionnel, mais qui a permis de recueillir, de ci de là, au sein de cette fresque poignante, plusieurs instants magiques, qui disaient la sensibilité à vif et la qualité des extraordinaires interprètes en présence. Soirée en tout point inhabituelle, qui a permis de réfléchir sur les mystères de l’interprétation, quand elle est au sommet mais demande d’être pensée d’un seul tenant, d’un même souffle.
 
Jacqueline Thuilleux
 

 Paris, Théâtre des Champs-Elysées, 13 novembre 2023
 
Photo © Phillippe Escalier

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