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Montpellier - Compte-rendu : de Donizetti à Ciccolini

Le Duc d’Albe
Donizetti pour commencer. Enfin, Donizetti largement aidé par Matteo Salvi (1816-1882) car, laissé - très - inachevé par l’auteur de Lucia di Lamermoor, Le Duc d’Albe fut terminé par son ancien élève et créé à Rome en 1882. La postérité a de salutaires trous de mémoire et l’on peut douter de l’intérêt de cette résurrection montpelliéraine. Le livret de Scribe et Duveyrier (traduction italienne de Zardini) conjugue un argument emberlificoté à souhait à des situations dramatiques aux ficelles grossières. Hormis quelques beaux airs de la soprano ou du ténor, la partition en quatre actes de Donizetti-Salvi se révèle longuette et bien peu excitante même si le chef Enrique Mazzola se dépense comme un beau diable pour lui donner vie à la tête de l’Orchestre National de Montpellier – mais il fait ce qu’il peut d’une orchestration qui oscille entre le plat et le bruyant…

Atout numéro 1 de la soirée, Inva Mula se taille un succès largement mérité tant elle incarne une magnifique Amelia. On demeure bien plus réservé sur le Marcello d’Arturo Chacon-Cruz, ténor sonore certes, mais au timbre terne et aux aigus souvent laborieux. Avec une voix manquant de projection, le baryton Franck Ferrari ne parvient jamais à totalement habiter le rôle du Duc.

Evgeny Kissin
S’il a le goût de la rareté, de l’inattendu, le Festival de Montpellier cultive aussi certaines habitudes et réinvite régulièrement Aldo Ciccolini et Evgeny Kissin. La Sonate en mi bémol majeur op.122, D. 568 est-elle un choix judicieux de la part de ce dernier ? Il est permis d’en douter au cours de trois premiers mouvements dont l’artiste donne l’impression de ne savoir que faire. Assez beethovénien, le finale Allegro moderato convainc plus, et rappelle que rien ne réussit mieux à ce pianiste que des ouvrages réclamant un vrai corps à corps. Quelle preuve éclatante en donne-t-il avec les 32 Variations en ut mineur de Beethoven ! Pas un instant de répit pour l’interprète dans ce cycle difficile où éclairages et climats changent continûment. Kissin l’explore jusque dans ses moindres recoins avec une invention poétique toujours renouvelée et une énergie contagieuse.

Beau moment aussi que les Klavierstücke op 118 de Brahms où la sonorité de bronze du Russe fait merveille. Approche volontairement distanciée, un peu hautaine, qui sied à une composition tardive pétrie de solitude et de nostalgie – parfois amère. Changement total de climat avec l’Andante spianato et Grande Polonaise. Geste conquérant - Kissin emporte l’oeuvre d’un Chopin de vingt ans (l’Andante fut ajouté en 1834 à la Polonaise écrite à Vienne en 1830) d’une roborative manière – comme le sera en bis la coruscante Carmen Fantaisie d’Horowitz ! Le style brillant réussit à l’artiste russe. Que n’a-t-il plutôt commencé son récital sur un ouvrage de Weber par exemple !

Nikolai Lunganski-Kazushi Ono et l’Orchestre de l’Opéra de Lyon
Présents à Montpellier pour le Don Giovanni de Mozart, Kazushi Ono et les instrumentistes de l’Opéra de Lyon ont commencé par offrir aux festivaliers un programme symphonique qui a donné la mesure de l’immense talent d’un chef dont le succès va croissant depuis quelques années, ce dont on ne peut que se réjouir. Sacré test aussi - et bilan ô combien élogieux ! - pour les cordes de la phalange lyonnaise que le ballet Apollon Musagète de Stravinski. Ce bel ouvrage n’encombre guère les programmes et l’on se réjouit d’en goûter une exécution aussi épurée et vivante que celle distillée avec tact par le chef nippon.

A Stravinski succède le Concerto n°21 de Mozart sous les doigts de Nikolai Lugansky. Interprétation ? Lecture vaut-il mieux écrire tant le résultat paraît désespérément lisse et léché. Pas simple de faire du neuf dans un répertoire aussi rebattu. On en convient, mais ce genre d’approche prévisible à l’extrême, comme mise sur pilote automatique, constitue à mon sens le comble de l’ennui.

La soirée s’achève toutefois dans le bonheur avec Penthesilea de Hugo Wolf. Créé en 1886, ce rare poème symphonique en trois épisodes se caractérise par une écriture extrêmement fouillée à laquelle seule une baguette très aguerrie peut rendre justice. Kazushi Ono se montre à la hauteur de l’enjeu. Comme dans Stravinski, le chef dirige de mémoire et manifeste une incroyable attention au détail, dans l’onirique partie centrale aussi bien que dans les emportements de deux sections extrêmes qu’il sait chauffer à blanc sans une once d’emphase. On en oublierait presque les excès de la climatisation du Corum… - brrrrrr !

Aldo Ciccolini
Un coup d’œil au programme en attendant que s’ouvrent les portes de la salle. Présentation d’Aldo Ciccolini (photo) sous la plume de Dominique Jameux. Un paragraphe intitulé « Le joli disque » : « Au disque, la spécialité de Ciccolini est « le joli disque ». Vous prenez un compositeur sur la deuxième rangée du répertoire ; vous lui donnez le meilleur de votre talent, poursuit l’auteur, au point de lui conférer presque un statut flatté ; et les qualités d’élégance et de goût de l’interprète font le reste. A l’arrivée, on obtient des Canzones y Danzas de Mompou (1956), des Pièces pittoresques de Chabrier (1967-68), une Anthologie Grieg (1965), des Péchés de vieillesse de Rossini (1970/72), tous succulents. Dans ce répertoire ravissant, Ciccolini est à l’aise – d’avantage peut-être que dans des œuvres qui exigeraient un investissement psychique majeur. Il est au summum de ses pouvoirs de coloriste délié, de pianiste de charme et de probité ».

La lecture de tels propos estomaque quelque peu alors que le vieux maître s’apprête à prendre place au piano pour un grand récital schumanien – et qu’à ces références discographiques « succulentes », il conviendrait tout de même d’ajouter des Schumann, Chopin, Janacek, Debussy et Grieg (l’intégrale des Pièces lyriques) récents, majeurs et tout sauf « jolis » ! La curiosité d’Aldo Ciccolini l’a certes amené à enregistrer bien des compositeurs oubliés, mais ils n’étaient aucunement la « niche » d’un artiste limité à des répertoires rares. Il faudrait tout de même rappeler que deux ans après son bouquet de Péchés rossiniens, notre « pianiste de charme » enregistra (pour EMI) une Sonate D. 960 dont la profondeur peut en remontrer à bien des schubertiens patentés et qu’il n’a cessé, parallèlement à des découvertes et des coups de coeur dont le disque s’est fait l’écho, de défendre les opus les plus exigeants du grand répertoire – avec tout l’investissement psychique requis !

Ce n’est pas d’abord pour apprendre à jouer Rossini ou Moszkowski aussi bien que Ciccolini – on leur souhaite d’y parvenir un jour… – que de jeunes pianistes accourent du monde entier pour travailler avec lui (le succès de ses masterclasses à Montpellier en est un bel exemple), mais parce qu’il s’impose comme l’un des pianistes les plus immenses et les plus complets du demi-siècle écoulé – un pédagogue d’exception aussi. J’oubliais : Ciccolini préfère Weber à Webern et n’a jamais jugé opportun de servir Schoenberg en bis à ses auditeurs. Se soucierait-il de leur plaisir ?

Passons, et venons-en à ce qui importait ce 19 juillet au soir à Montpellier : Schumann. Etrange et passionnante vision des Scènes d’enfants que celle défendue par Ciccolini. Vision au sens plein du terme. La retenue, le pessimisme avec lesquels il les aborde peut surprendre. Loin de la fraîcheur un peu naïve de certains collègues, le pianiste parvient à une densité poétique étonnante dans l’Opus 15, sans toutefois rien lui ôter de sa tendresse. « La tendresse dans la grandeur » : la belle formule de Zweig au sujet de Cortot s’applique idéalement ici…

Suivent les Phantasiestücke op 111. Point de précipitation ; c’est en sculptant le son, en fouillant le texte pour y débusquer la moindre voix intermédiaire que l’interprète saisit la poésie mouvante et contrastée d’un opus tardif et trop négligé. Avec le Carnaval de Vienne et la Sonate n°3 « Concert sans orchestre », le musicien revient à deux ouvrages qu’il a beaucoup défendus en récital durant la saison 2002-2003 – dans la foulée d’un irremplaçable enregistrement (+ Scène de la Forêt ; Cascavelle VEL 3056). 82 ans… La santé pianistique du maître et sa capacité d’affronter avec un parfait aplomb le foisonnement symphonique des Opus 26 ou 14 ont de quoi laisser pantois pas mal de confrères, même – surtout – les plus jeunes…

Mais l’intelligente sensibilité qu’il met au service de la musique importe plus. Le Carnaval de Vienne resplendit de couleurs, de lyrisme et de jeunesse, tandis que la Grande Sonate en fa mineur subjugue par sa cohérence d’ensemble et le souffle avec laquelle Ciccolini la « tient » jusqu’au terme du Prestissimo possibile conclusif – dont le dernier accord tombe pareil à la foudroyante épée du matador qui, stoïque depuis le début de la faena, a travaillé le fauve sans jamais se dérober. Pas mal non plus Aldo Ciccolini, sur la première rangée de l’étagère !

Standing ovation méritée ô combien. Aldo Ciccolini n’a d’ailleurs pas fini d’étonner le public montpelliérain. Il lui reviendra en effet de refermer la 23ème édition du Festival le 28 juillet, sous la direction d’Alain Altinoglu, dans un programme regroupant le 2ème Concerto de Rachmaninov, le 4ème Concerto de Saint-Saëns, et le Concerto à deux pianos de Poulenc (avec Gabriele Carcano – un remarquable élève de Ciccolini). Trois concertos en une soirée, vous avez bien lu !

Les grandes transcriptions
Le 23ème Festival de Montpellier a confié à Jacques Drillon la production d’une série intitulée « Les grandes transcriptions ». Excellente initiative qui aura permis aux mordus de raretés pianistiques d’entendre par exemple la version pour deux pianos signée Liszt du Concerto n°3 de Beethoven, par Jean Louis Hagenauer et Jeff Cohen. Une découverte passionnante : cette transcription présente la particularité de partager la partie d’orchestre entre les deux pianos (procédé que Liszt a également adopté pour les Concertos nos 4 et 5) et comporte par ailleurs des cadences originales (dont en particulier celle, fort séduisante et assez ironique, du premier mouvement). Le lendemain, Henri Barda et Georges Pludermacher ont dévoilé le visage méconnu d’Alfred Cortot transcripteur, en alternant leurs apparitions dans diverses pages pour piano solo (dont l’arrangement à deux mains de la suite Dolly de Fauré) avant de se réunir à quatre mains dans une belle transcription de la Sonate pour violon et piano de César Franck.

Alain Cochard

Festival de Radio France et de Montpellier, 16-19 juillet 2007

Programme détaillé du festival

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Photo : DR
 

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