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Pierre Pincemaille au Festival de Saint-Denis – Tout simplement royal ! – Compte-rendu (orgue)
Tels contempteurs ne manqueront pas d'invoquer, en partie à juste titre, un « effet Festival de Saint-Denis ». Toutefois, dans la mesure où l'orgue n'est nullement l'un des piliers de la programmation de ce grand rendez-vous musical d'Île-de-France, il faut bien, même si le Festival a servi de catalyseur, qu'il y ait eu aussi un « effet orgue », et tout autant un « effet Pincemaille », pour réunir un public aussi nombreux : mille personnes dans la grand nef de l'illustre basilique ! Un public concentré, en grande partie connaisseur. Car l'instrument orgue fascine et fédère (même s'il n'en faut pas moins sans cesse le défendre, également contre ses propres démons). Et en particulier celui de Saint-Denis, si singulier, dans son immense buffet néogothique, et magnifiquement « imparfait », qui plus est en un lieu dont les proportions, l'acoustique, la lumière et les couleurs, d'une noble et diffuse harmonie, en somme la matière et l'esprit, s'unissent pour créer un réceptacle idéal.
Pierre Pincemaille © DR
Ce premier Opus d'Aristide Cavaillé-Coll, encore très classique français (jusqu'à la démesure) et pourtant tourné vers l'avenir romantique et symphonique, ainsi que Pierre Pincemaille l'a rappelé (1), le musicien sait comme personne le mettre en valeur dans ce qu'il a de plus noble : irréfutablement sonore, pourtant toujours avec mesure et discernement – là où d'autres, le connaissant moins intimement, risqueraient aux commandes d'une telle batterie d'anches de basculer dans l'inélégance et la disproportion. Rigueur et subtilité des alliages de timbres, des équilibres et des perspectives, intuitives et éprouvées, à tel point anticipées et évaluées qu'elles en paraissent naturelles : le concert du 12 juin fut un chef-d'œuvre de cohérence et de maîtrise quasi forcenée, sans jamais renoncer à une vitale liberté. Nulle trace audible des difficultés de maniement (« Saint-Denis se mérite ! »), même si en fin de récital, et off, Pierre Pincemaille avouait : « ce biniou m'épuise ». Mais pour rien au monde il ne renoncerait à ce défi permanent : vaincre la matière pour s'élever et parvenir à la quintessence de l'objet musical. Du grand art, en toute et vraie sobriété.
Alternant tension et détente, le programme était à tous égards spirituel. Sublime, au sens propre, Choral De profundis BWV 686 de Bach « à la mémoire de Jehan Revert (1920-2015), maître de chapelle de Notre-Dame de Paris » (2), nimbant l'auditoire de la splendeur abyssale du grand plein jeu sur anches sonores. Puis aussitôt son contraire : le Rondo KV 617 de Mozart, d'une précision de toucher rehaussée de timbres poétiquement incisifs, d'une habile vivacité comme sur un petit orgue baroque à mécanique courte et directe – mais n'en sonnant pas moins grand pour emplir l'immense espace ! Sur le papier, l'annonce de l'œuvre avait laissé pantois ; sa réalisation fit l'effet d'une joyeuse illumination, d'autant que ce Rondo est infiniment plus ardu que son thème pétillant ne le laisserait supposer.
Le Cavaillé-Coll de la basilique de Saint-Denis © DR
La liberté, inspirée du piano romantique, c'est avant tout dans le Prélude et Fugue en ut mineur de Mendelssohn qu'elle entra en résonance, juste ce qu'il faut pour ne pas figer le discours dramatique, d'une ardente véhémence, tout en exaltant la discipline contrapuntique. De même avec la cinquième des Études en forme de canon pour piano-pédalier de Schumann, chambriste et « lointaine », pure évocation d'une forme stricte mais sublimée. Mêmes vertus et défi, versant sacré ou adieu à la vie, dans l'avant-dernier des Chorals op. 122 de Brahms, œuvre ultime : « Ardemment j'aspire à une fin heureuse ». Si tout départ (avec dans l'accompagnement la mémoire des tourments de la vie) pouvait se parer d'une aussi absolue sérénité…
Le répertoire français fut évoqué par Prélude, Fugue et Variation de Franck, d'origine également chambriste (piano et harmonium) et qui toujours, en regard de l'orgue, suggère un monde parallèle pour lequel il faut trouver le ton et le tempo justes. Ici par la simplicité des moyens et, tour à tour, la pureté et la densité des timbres ; puis Choral varié sur le « Veni Creator » de Duruflé, la sobriété et la précision des variations initiales enchaînant sur une fascinante montée en puissance de tout l'instrument (3).
Temps fort et des plus attendus : l'improvisation, ici sur « Vive Henri IV », mélodie empruntée à un noël du XVIe siècle, initialement traitée avec une sombre gravité fort éloignée du caractère intrinsèquement enjoué du thème. La question étant toujours de savoir comment, dans un genre reposant sur nombre de conventions, le musicien parviendra, encore et toujours, à surprendre et à toucher son public. Introduction, thème et variations, plan de rigueur ouvert à toutes les inspirations et avec pour guide l'instrument. On sait avec quelle aisance Pierre Pincemaille s'ingénie à synthétiser en temps réel les formes les plus complexes. Ici une fugue de toute beauté et, en guise de péroraison sur sujet en augmentation, une section dont la carrure et la magnificence évoquaient pas moins qu'une marche du sacre ! Là un canon inventif, parfait d'équilibre, ou une fileuse comme Pincemaille en a le secret – passage tellement obligé que jamais il ne se laisse aller à la moindre redondance : une rafale d'elfes calibrée, et gare à qui ne prête attention, car l'enchantement ne dure qu'un instant. Puis une manière de scherzo alla Schumann ou, sans transition, une fanfare Renaissance qui en un clin d'œil trouve sa place et sa raison d'être dans la progression, naturellement couronnée d'une « toccata », si l'on entend par là une construction de grande envergure, projetée comme un arc-boutant de cathédrale gothique, pleinement musicale et finalement paroxystique, sans outrepasser la décence. Le disque a maintes fois permis de connaître l'art de Pierre Pincemaille – un portrait de son orgue de Saint-Denis est en projet –, mais le vivre en concert est naturellement tout autre chose.
Michel Roubinet
(1) www.concertclassic.com/article/une-interview-de-pierre-pincemaille-organiste-saint-denis-se-merite
(2) Nommé à la Maîtrise de Notre-Dame de Paris en 1953 (Pierre Cochereau prendra ses fonctions au grand orgue en janvier 1955), Jehan Revert devient maître de chapelle au décès du chanoine Louis Merret (1889-1959).
www.notredamedeparis.fr/Jehan-REVERT
(3) Pierre Pincemaille a gravé en 2000 une superbe intégrale Duruflé.
pierrepincemaille.fr/?page_id=452
Saint-Denis, Basilique-cathédrale,12 juin 2016
Sites Internet :
Pierre Pincemaille
pierrepincemaille.fr
Festival de Saint-Denis 2016
www.festival-saint-denis.com/programme/
Récital de Pierre Pincemaille du 12 juin 2016
www.festival-saint-denis.com/concert/grandes-orgues
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