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Projet Hymnes à Saint-Séverin et Notre-Dame de Paris - De Nicolas de Grigny aux compositeurs d'aujourd'hui – Compte-rendu

Le double rendez-vous des 13 et 14 juin 2016 à Saint-Séverin – en partenariat avec l'association Plein Jeu – et à Notre-Dame de Paris marquait l'aboutissement d'un projet de longue haleine mené à bien depuis 2011 par l'association Renaissance des grandes orgues de la basilique Saint-Remi de Reims (1), présidée par Remi Dropsy, à l'occasion du huitième centenaire de la pose de la première pierre de la cathédrale de Reims, haut lieu du sacre des rois de France. Commande fut passée à cinq compositeurs contemporains d'œuvres pour orgue faisant référence aux Hymnes du Rémois Nicolas de Grigny, auteur du Livre d'orgue le plus parfait du siècle de Louis XIV. L'orgue de Notre-Dame de Reims étant dans un « état préoccupant », l'association de Saint-Remi prit le relai, l'immense abbatiale dédiée à l'évêque Remi – qui baptisa Clovis – étant dotée depuis 2000 d'un orgue neuf signé Bertrand Cattiaux. Bien que puisant son inspiration dans l'esthétique franco-flamande du XVIIe siècle, cet instrument est également tourné vers le répertoire contemporain. En témoignent deux œuvres jouées lors de son inauguration : La Croix du sud de Jean-Louis Florentz et Le ciel brûle d'étoiles, pour orgue et cuivres, de Jacques Lenot.
 
La première œuvre, répondant à l'hymne de Grigny A solis ortus, fut Adusque terrae limitem de Pierre Farago, créée par le compositeur le 9 octobre 2011 – non publiée mais disponible « chez l'auteur », comme on disait au Grand Siècle. S'ensuivit Hymne de Vincent Paulet, en regard de l'Ave maris stella, pièce créée le 13 octobre 2011 par Olivier Latry, son dédicataire, et publiée la même année aux éditions Jobert. Après quoi Jean-Baptiste Robin créa, le 23 septembre 2012, ses Cinq versets sur « Veni Creator », parus l'année suivante aux éditions Gérard Billaudot. Les deux dernières œuvres furent créées en 2014 : le 11 mai pour Évocation IV de Thierry Escaich (sur l'hymne Verbum supernum traitée par Grigny), avec aux claviers son dédicataire Vincent Dubois (Billaudot, 2016) ; le 2 septembre pour le Pange lingua de et par Benoît Mernier, « à la mémoire de Jean Boyer » (éditions Henry Lemoine, 2014).
 
Au programme des deux concerts parisiens figuraient donc tout d'abord les fameuses cinq Hymnes de Grigny, à Saint-Séverin, puis le lendemain, à Notre-Dame, les cinq œuvres contemporaines, entendues pour la première fois lors d'un même concert et dans l'interprétation de leurs créateurs – compositeurs ou dédicataires. Œuvres anciennes et contemporaines ont fait en parallèle l'objet d'une parution discographique – 2 CD Aeolus AE-11101 –, les mêmes interprètes y alternant l'ensemble des deux programmes, enregistrés sur l'orgue Cattiaux de Saint-Remi de Reims, support du projet Hymnes. L'un des intérêts majeurs de cette production discographique des plus soignées, comme toutes celles du riche label de Christoph Martin Frommen, est naturellement de confronter ces répertoires sur une même palette instrumentale, polyvalente et d'un extrême raffinement (même si l'on connaît des versions de Grigny faisant appel à des instruments, historiques ou récents, plus intrinsèquement convaincants), cependant que les concerts renouvelaient profondément la donne par le choix d'instruments parisiens sensiblement différents.
 
Le concert de Saint-Séverin fut précédé d'une passionnante rencontre, animée par Benjamin François, réunissant quatre des compositeurs (sauf Thierry Escaich). Et tous de dire leur manière de répondre aux exigences du projet, leur fidélité envers eux-mêmes ou encore la place du grégorien dans ce Livre d'orgue de Reims. Chez Vincent Paulet, par exemple, la trame grégorienne est totalement cryptée, pour ainsi dire indéchiffrable bien que constitutive de l'œuvre, cependant que chez Jean-Baptiste Robin les thèmes grégoriens apparaissent au premier plan, chaque verset se faisant illustration du texte poétique – d'où une indéniable infidélité du compositeur envers lui-même, son œuvre étant fondamentalement en lien avec l'imaginaire, sans référence extérieure pour guider le processus de création musicale… Signalons que le riche livret du double CD apporte quantité d'informations sur les œuvres et l'approche des compositeurs.
 
Le concert Grigny de Saint-Séverin confirma ce que l'on sait des univers respectifs des interprètes. « Titulaire par quartier » à la chapelle royale de Versailles, Jean-Baptiste Robin ouvrit le feu avec le Veni Creator. Ayant revendiqué, lors de la rencontre, le fait de jouer cette musique du Grand Siècle sur des tempos de plus en plus retenus – au bénéfice d'un surcroît d'intériorité –, ce que confirme l'enregistrement Aeolus, il surprit l'auditoire en jouant ici avec plus de vivacité, et bien sûr un style classique français dans les règles de l'art, en harmonie avec les proportions du lieu. Benoît Mernier fut quant à lui prodigieux d'éloquence louis-quatorzième dans le Pange lingua, d'une articulation mettant en œuvre la savante mais vivante rhétorique du temps, l'instrument sonnant de manière idéale.
 
Guère de surprise à entendre sous les doigts de Vincent Dubois un Grigny – qui manifestement n'appartient pas à l'univers de l'interprète – totalement étranger à lui-même. Jeu extrêmement lié, méconnaissant l'influence de la musique vocale et instrumentale du XVIIe finissant ou le rôle de l'inégalité expressive, jusqu'à faire du Récit de basse de trompette ou de cromorne qui referme l'hymne Verbum supernum une page de virtuosité, précipitée et sans objet, loin de la traduction stylisée du verset sur lequel elle repose. Et ne prouvant qu'une chose : les anches de Saint-Séverin répondent admirablement !, sans rien perdre de leur sonorité, mais ici vainement. Olivier Latry fut plus convaincant dans l'Ave maris stella, bien que relevant lui aussi d'un univers (principal) assez éloigné de Grigny, même si le compositeur reste l'un des fondements du répertoire français. Jeu articulé, sonore et à mi-chemin côté rhétorique classique – la matière du Duo sembla sous ses doigts « insuffisante » pour que de ce matériau surgisse une réelle présence animée. A contrario, et toujours sans surprise, le Dialogue sur les grands jeux fit merveille. L'ultime surprise fut l'hymne A solis ortus cardine par Pierre Farago, musicien formidable d'intensité et de puissance concentrée, qu'il s'agisse du compositeur ou de l'interprète. À l'opposé de sa propre pièce du cycle, les registrations apparurent saturées d'harmoniques, d'un impact presque forcé pour une dynamique excessive, la tonicité du jeu – néanmoins là aussi étonnamment lié – ayant renforcé cette sensation de trop plein, mais pour une indéniable présence.
 

notre-dame orgue 2014

L'orgue de Notre-Dame de Paris © DR
 
Le lendemain, à Notre-Dame, les cartes se trouvèrent redistribuées. Hymne de Vincent Paulet par Olivier Latry ne pouvait que s'y sentir dans son élément (mieux encore qu'à Reims), œuvre d'un seul tenant mais d'une vive mobilité intérieure, saisissante dans ce contexte. Les Cinq versets sur le « Veni Creator » de Jean-Baptiste Robin par lui-même furent l'un des temps forts de la soirée, le compositeur étant celui qui a répondu le plus directement à Grigny, en toute indépendance stylistique : l'œuvre est magnifique, et l'on ne serait guère surpris qu'elle parte à la conquête d'un vaste public dès lors que nombre d'interprètes auront à cœur d'inscrire à leur répertoire un cycle de ce souffle et de cette qualité musicale, poétique et spirituelle, exigeant et néanmoins réellement « communicable ».
 
Le Pange lingua de Benoît Mernier, cas de figure à part, est la seule œuvre du cycle à nécessiter la présence de l'hymne de Grigny, les quatre pages contemporaines encadrant et alternant avec ses trois versets, pour un enchaînement convaincant, riche en contrastes et d'une belle fluidité. Hormis le Prélude initial, de grande ampleur, et dans une moindre mesure l'ultime verset, la contribution chaleureuse et dense de Benoît Mernier donne presque le sentiment d'un certain retrait en regard de Grigny, tel un écrin destiné à mettre d'abord en valeur la musique de l'organiste de Reims – réussissant ainsi à l'échelle d'une œuvre ce que l'ensemble du cycle associé aux Hymnes de Grigny offre à l'échelle du tout. Quant à la pièce de Pierre Farago, d'un seul tenant, sans doute est-elle la plus surprenante, le compositeur ayant pris le contrepied du modèle Grigny pour proposer une page intériorisée – mais d'une richesse foisonnante et à bien des égards fascinante, retenant sans faille l'attention de l'auditeur –, sur flûte 4' et bourdon 8', pour résumer. Pierre Farago avait annoncé durant la rencontre de la veille qu'il avait naturellement adapté ce schéma minimaliste (mais grandement autosuffisant) à l'orgue et à l'acoustique de Notre-Dame, multipliant les flûtes de 4 pieds… Densité et plénitude, magnifique.
 
La soirée se referma sur Évocation IV de Thierry Escaich, bien dans la manière du compositeur – mais initialement plus sombre et moins rythmiquement caractéristique que de coutume, insérant de manière magistrale la composante grégorienne. Une page d'apparat, avec montée en puissance dans l'esprit et les moyens d'une « musique de cathédrale », naturellement servie avec panache par Vincent Dubois – là, indéniablement, dans son élément.
 
Le temps dira les œuvres du cycle qui sauront s'imposer, le tout pouvant aussi sembler supérieur à (certaines de) ses parties. Car la grande réussite de ce projet Hymnes tient bel et bien à l'enchaînement et à la complémentarité de compositeurs singuliers, réunis dans la diversité sous l'égide spirituellement unificatrice de Grigny. On notera qu'entre la commande de Radio France à Bernard Foccroulle pour l'inauguration du Grenzing de l'Auditorium, ce projet Hymnes ou encore la création le 27 juin de la Cinquième Sonate de Valéry Aubertin par Thomas Monnet sur le Grenzing de Radio France, la création contemporaine pour orgue se porte bien !
 
Michel Roubinet

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Paris, église Saint-Séverin et cathédrale Notre-Dame, lundi 13 et mardi 14 juin 2016
 
(1www.orgues-saint-remi-reims.com/Association,1
 
Sites Internet :
 
Hymnes : cinq compositeurs contemporains – Vincent Paulet, Jean-Baptiste Robin, Benoît Mernier, Pierre Farago et Thierry Escaich – « répondent » aux cinq Hymnes de Nicolas de Grigny
www.orgues-saint-remi-reims.com/Nouvel-article,92
 
Hymnes, double CD Aeolus

www.aeolus-music.com/ae_fr/Tous-disques/AE11101-Hymnes
 
Notre-Dame de Paris, concert du mardi 14 juin 2016
http://www.musique-sacree-notredamedeparis.fr/#!mardi-14-juin-2016--20h30/c66q
 

Photo (orgue de Saint-Séverin) © DR

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