Journal

Qu’est-ce que ... l’École de Notre-Dame ?

 

 

Après avoir évoqué le chant grégorien (1), Concertclassic avance dans le temps jusqu’à la révolution musicale des XIIet XIIIe siècles : l’École de Notre-Dame et l’Ars antiqua. Si cette école n’a rien à voir avec celle qu’aurait inventée Charlemagne selon la culture populaire, elle est néanmoins bâtie sur les fondations carolingiennes et ambitionne une nouvelle manière de chanter la liturgie, de glorifier Dieu et donc la création.
 

Cathégrale Notre-Dame © Jorge Láscar/Creative Commons

 
Unification des rites chrétiens

 
Précisons que l’appellation chant grégorien est tardive : le pape Grégoire le Grand, entre 590 et 604, ne parlait que de « chant romain » ; la référence à Grégoire servira au IXsiècle à unifier les rites chrétiens et donc l’empire qui va avec. Et rappelons les ingrédients nécessaires à la confection d’un chant dit grégorien de bonne tenue. Nous sommes à l’église : la musique est liturgique, chantée a cappella, c’est-à-dire sans l’accompagnement d’instruments, sur une échelle de hauteurs de notes dont il existe huit modes. L’étendue des mélodies et leurs intervalles constitutifs sont restreints. Le rythme respecte la respiration des chanteurs et se fonde sur celui du texte sacré, à la fois syllabique (une syllabe, une note) et mélismatique (plusieurs notes pour une même syllabe), ce qui engendre toute une organisation sonore contrastée, de l’ombre à la lumière, de la méditation à la joie. Enfin et surtout : le chant est monodique, qu’importe le nombre des chanteurs, leurs voix se fondent dans une voix unique. C’est cela précisément que l’École de Notre-Dame va bouleverser.
 

 Seconde Bible de Saint-Martial © DR

Quand Limoges devançait Paris
 
Cependant, les choses en musique comme en cuisine ne sont jamais aussi simples que le rédacteur des recettes aimerait qu’elles soient. Il existait de la polyphonie avant l’École de Notre-Dame, et la cathédrale parisienne a été devancée au Xsiècle par l’abbaye Saint-Martial de Limoges, idéalement située pour ce qui concerne la diffusion sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle. Les chantres y pratiquent l’organum, un embellissement, au départ improvisé, du chant grégorien, par adjonction d’une seconde ligne mélodique (vox organalis) en dessous de la ligne principale (vox principalis) qui chante la liturgie. Le terme « organum » est dérivé du grec signifiant « instrument, orgue », la longueur des tuyaux, aussi bien que celle des cordes, déterminant la hauteur et l’accord des notes.
 

Pérotin : Alleluia Nativitas © DR
 
Une pratique rigoureusement codée

 
L’organum primitif introduit une ligne parallèle à la voix principale, en sous-face comme on le dirait dans le bâtiment, un soubassement qui respecte note contre note les mots et le cheminement de la superstructure. L’École de Saint-Martial développe au XIsiècle un organum qui prend des libertés : la voix organale évolue parfois en sens inverse de la principale, elle monte quand l’autre descend et vice-versa ; quand elle « déchante », elle traverse la ligne principale, le déchant (discantus) passe au-dessus, bref, c’est le renversement des valeurs, l’extension du domaine de l’ornement ! Tout ceci est rigoureusement codé : si la polyphonie peut s’entendre à la fois de manière horizontale (les lignes mélodiques) et verticale (les accords des voix posées l’une sur l’autre), il ne faut jamais rompre l’harmonie divine, cette architecture sonore fondée sur le système pythagoricien qui n’autorise que la superposition d’intervalles consonants aux oreilles de l’époque – unisson, octave, quinte et quarte (2).
 

Contrefort de Notre-Dame de Paris (dessin de Villard de Honnecourt vers 1200) © DR

 
Mille ans d’évolution !
 
Nous en sommes là quand en France au XIIsiècle le monastère cède le pas à la cathédrale, la province à Paris, l’architecture romane au gothique, le style de Saint-Martial à l’École de Notre-Dame. Pour le dire vite et en ajoutant deux remarques. D’abord, notre perception du temps long et de l’histoire ressemble à celle qu’on aurait par le petit bout de la lorgnette : plus c’est loin, moins c’est lisible, plus on a tendance à compacter les perspectives. On ramasse donc sous l’appellation Moyen-Âge mille ans d’évolution ! Alors que la distance est en gros la même depuis l’unification des sources du grégorien jusqu’à la polyphonie de la Renaissance, que de celle-ci au sérialisme intégral de l’École de Darmstadt… Ensuite, il faudrait sans doute s’attarder – plus qu’il n’est souhaitable ici afin de ne pas abuser de la concentration du lecteur – sur les évolutions de la notation musicale. En passant des neumes, gestes impalpables au-dessus du texte sacré, à l’écriture en carrés répartis sur des lignes, laquelle précise à la fois la hauteur et la durée, donc le rythme, les progrès de l’outil ont autorisé les métamorphoses de l’art. Et, l’air de rien, donné naissance à l’un des termes les plus essentiels de la musique polyphonique : le contrepoint, « punctus contra punctum », puisque chaque note était alors représentée par un point.
 

Magnus Liber Organi © DR
 
Le maître et l’élève
 
Les savants s’accordent désormais pour ne pas dresser de clôture entre l’École de Notre-Dame proprement dite, dont les chantres travaillent dans l’espace neuf de la cathédrale parisienne initiée en 1160 par l’évêque Maurice de Sully, achevée vers 1250, et l’Ars antiqua qui s’épanouit partout en Europe jusqu’à la fin du XIIIe siècle. Art ancien et non pas antique : il sera ainsi désigné au XIVe siècle par opposition à l’Ars nova qui en renouvellera les formules. C’est l’âge d’or des règnes de Philippe-Auguste et de Saint Louis, avant les tumultes à venir. Parmi les chantres qui « composent » pour les grandes cérémonies de Notre-Dame, quelques-uns sont sortis de l’anonymat : maître Albert de Paris, Philippe le Chancelier, mais la mémoire collective a surtout retenu les noms de Léonin, Magister Leoninus (vers 1135-vers 1210), et de Pérotin, Magister Perotinus Magnus (vers 1160-vers 1230), probablement le maître et l’élève. Le premier est l’auteur des compositions à deux voix du Magnus Liber Organi – le « grand livre de l’organum pour le service divin » –, que le second révise en introduisant ses propres compositions à trois ou quatre voix. Avec les mêmes ingrédients, la musique sacrée affine ses recettes.
On a entendu comment l’organum et le déchant avaient invité une seconde voix de lumière dans la solennité de muraille du chant grégorien. Avec l’organum fleuri, les voix supérieures se libèrent de la contrainte syllabique du cantus firmus – la voix première qui leur sert de substrat – et vont s’épanouir en mélismes efflorescents, duplum, triplum, quadriplum… Le conduit accompagnant les déplacements du prêtre peut s’affranchir du texte liturgique. Quant au motet, c’est l’une des plus étranges choses qui soient tombées du ciel de la musique : au-dessus de la voix qui « tient » la ligne liturgique – la teneur, voix médiane qui donnera beaucoup plus tard le terme « ténor » – le compositeur associe les vocalises ornementales aux « petits mots » d’un autre texte, pas nécessairement sacré, pas nécessairement en latin … On imagine ce que les plus audacieux feront du genre. Au moment même où les voûtes romanes s’élèvent gothiques vers un ciel en croisée d’ogives, quand s’élancent les piliers et s’ouvrent les baies aux vitraux de couleur, la musique fait de même.
 

Chantres, XIIIe siècle (Codex Montpellier) © DR
 
Fascination garantie !

 
Et tout cela sonne comment dans l’espace sacré ? Depuis plusieurs dizaines d’années, grâce au travail « historiquement informé » de quelques ensembles vocaux, il est possible de s’en faire une représentation vivante, avec toutes les réserves qu’impose la distance avec le pays étrange du lointain passé. Parmi nos quelques suggestions d’écoute (3), on trouve quelques « tubes » de l’École de Notre-Dame. Le Viderunt Omnes de Léonin est idéal pour suivre les lignes d’un organum duplum ; celui de Pérotin porte en lui des douceurs de vitrail, ce qui est bien le moins pour un chant de jubilation. Le Sederunt Principes à trois voix de Pérotin ouvre des abîmes en matière d’interprétation : l’enregistrement pionnier du Deller Consort (1960) avec ses voix doublées par les instruments est une curiosité qui donne l’impression de sortir de Notre-Dame en cotte de mailles pour partir aux croisades ; le Hilliard Ensemble regarde déjà vers la suavité de la polyphonie anglaise des siècles suivants ; entre les deux, l’Ensemble Gilles Binchois de Dominique Vellard préfère un juste équilibre à la française. Nous choisissons au-dessus de tout l’Alleluia Nativitas de Pérotin, par l’Ensemble Organum de Marcel Pérès, adepte des circulations orientales et populaires qui font affleurer la mémoire des traditions les plus anciennes. Fascination garantie même aux plus mécréants d’entre nous !

Vers un art à quatre dimensions
 
Car la musique est un art saisissant : les oreilles n’ont pas de paupières, écrivit Pascal Quignard. Elle n’exige pas de présupposé de foi ni de culture et elle autorise les correspondances sensorielles. Quand le grégorien – le plain-chant, cantus planus, le « chant sans rupture » – évoquait un paysage de plaine à l’horizon infini, la polyphonie de l’Ars antiqua nous fait cheminer lentement dans un espace à quatre dimensions où les plans et les perspectives, les couleurs et les lumières évoluent au gré de notre souffle. Pour des paysages aux reliefs plus escarpés, il faudra attendre le XIVsiècle de l’Ars nova …
 
Didier Lamare

 

(1) Qu’est-ce que… le chant grégorien ?
https://www.concertclassic.com/article/quest-ce-que-le-chant-gregorien
 
(2) Alexandre Astier étant également musicien, l’épisode La Quinte juste de la deuxième saison de la série Kaamelott illustre facétieusement cette problématique …
 
(3) SUGGESTIONS DISCOGRAPHIQUES :

 The Deller Consort, dir. Alfred Deller.
— From Perotinus Magnus to Monteverdi, avec Sederunt Principes, enregistrement de 1960 (1 CD Jube Classic, 2019).

 

 
Ensemble Organum, dir. Marcel Pérès.
— École de Notre-Dame : Messe du jour de Noël (1 CD Harmonia Mundi, 1985).
— École de Notre-Dame de Paris : Messe de la nativité de la Vierge, avec Alleluia Nativitas (1 CD Harmonia Mundi, 1995).
 

 Hilliard Ensemble, dir. Paul Hillier.
— Perotin, avec Viderunt Omnes, Sederunt Principes, Alleluia Nativitas (1 CD ECM, 1989).
 

Ensemble Gilles Binchois, dir. Dominique Vellard.
— Le chant des cathédrales, École de Notre-Dame, avec les Viderunt Omnes de Léonin et de Pérotin, enregistrements de 1986 et 1993 (2 CD Cantus Records, 2003).
— 1160-1245 Pérotin et l’école de Notre-Dame, avec Sederunt Principes (1 CD Ambroisie, 2004).
 

Ensemble Diabolus in Musica, dir. Antoine Guerber :
— Polyphonies de Notre-Dame de Paris XIIe et XIIIe siècles, enregistrement de 1997 (1 CD Studio SM, 2013).
— Paris Expers Paris (École de Notre-Dame, 1170-1240) (1 CD Alpha, 2006).
 
 
Photo (Pérotin : Alleluia Nativitas, détail)  © DR

Partager par emailImprimer

Derniers articles