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Thomas Lacôte à La Trinité, Royaumont et Radio France – Le printemps aux multiples visages d’un organiste – Compte-rendu
Le riche printemps de Thomas Lacôte (photo), compositeur (pour orgue mais pas seulement, loin de là), pédagogue, concertiste, improvisateur (relevant de cette catégorie si particulière à laquelle, le plus souvent, seuls les organistes-compositeurs appartiennent) et depuis 2011 au nombre des successeurs d’Olivier Messiaen au grand orgue de l’église de la Trinité (1), se décline en différents lieux, selon l’activité envisagée. Outre le CNSM de Paris où il enseigne l’analyse musicale – il y a également repris en 2018 la direction de la classe d'écriture XXe-XXIe siècles –, son lieu de prédilection demeure naturellement la tribune de la Trinité. Ainsi lors du récital du dimanche 17 mars dont le programme éloquemment pensé avait pour pivot l’année 1939.
L'orgue de La Trinité © Mirou
On célèbre en 2019 – guère, à vrai dire, tant sont tenaces les préjugés à l’encontre de la personne même du musicien et de sa musique (2) – le 80ème anniversaire de la mort de Charles Tournemire, l’un des successeurs de Franck à Sainte-Clotilde. S’il est vrai que la faculté d’une restitution vivante de ses œuvres n’est pas donnée à chacun, Tournemire fut d’emblée un révélateur des qualités de passeur de l’émotion musicale de Thomas Lacôte, dont le récital s’ouvrait sur l’admirable et féerique Fantaisie de l’Office de l’Épiphanie de L’Orgue mystique, le musicien se faisant guide et rhapsode par la fluidité sans contraintes de l’évocation poétique. Il y a chez Thomas Lacôte, si l’on peut risquer cette fausse contradiction, une liberté inflexible du rythme, source de vie quel que soit le tempo, laquelle se double d’une évidence de la couleur instrumentale à l’appui de la conduite musicale du texte. L’orgue de la Trinité convient à merveille au langage de Tournemire, exaltant la complexité d’une structure formidablement unifiée par le souffle, ici inépuisable et savamment proportionné. 1939, c’est aussi l’année de naissance de Jean-Pierre Leguay, qui honorait ce concert de sa présence et dont on put entendre le premier mouvement de la Sonate III (2005-2006) : D’une rive l’autre. Évoquées lors des festivités du 150ème anniversaire du Cavaillé-Coll de la cathédrale (3), les affinités entre les orgues de Notre-Dame, dont Jean-Pierre Leguay est organiste émérite, et de la Trinité s’imposèrent avec force. S’ensuivirent le Diptyque de l’Office de la Purification de Tournemire, puis une improvisation de Thomas Lacôte d’une envoûtante étrangeté, entêtante presque jusqu’à l’angoisse.
De 1939 date également le cycle des Corps glorieux de Messiaen. Thomas Lacôte proposa une restitution très singulière de la première de ces Sept visions brèves de la vie des ressuscités : Subtilité des corps glorieux, monodie faisant intervenir trois cornets sur différents plans sonores, le « Bien modéré » de Messiaen étant scrupuleusement respecté bien que libéré en termes d’agogique, propice à une déclamation puissamment sous-tendue de mystère. Avant la sixième pièce, Joie et clarté des corps glorieux, aussi « Vif et gai » que rêveusement retenue dans les sections indiquées « Plus lent », Thomas Lacôte inséra Vie pour Dieu des ressuscités, page inédite – et en première audition – puisant dans une œuvre elle-même inédite : Fête des belles eaux (« pour six ondes Martenot »), composée pour l’Exposition de 1937. Cette page d’orgue a été récemment retrouvée au verso de la première pièce des Corps glorieux, mais aussi et surtout réutilisée pour Louange à l’immortalité de Jésus, cinquième mouvement du Quatuor pour la fin du temps.
Avant de clore ce récital exigeant sur la brillante Paraphrase-Carillon de l’Office de l’Assomption de Tournemire, Thomas Lacôte, maître des contrastes, fit entendre deux extraits de son cycle Versant Tempéré, six miniatures pour orgue (2007-2008) : Monade I, insolite tuilage par empilement de tenues mouvantes, et Deuxième petite étude d’interaction, « probablement, de toutes mes pièces, la plus radicale et la plus étrange dans sa simplicité », jouant de la vibration et offrant, de fait, un point de vue captivant sur la manière d’exprimer intensément via des moyens minimalistes.
Le Cavaillé-Coll du réfectoire des moines de Royaumont © Mirou
Après la Trinité, ce fut à Royaumont que, trois dimanches de suite (4), l’on put retrouver Thomas Lacôte improvisateur. À la suite de Louis-Noël Bestion de Camboulas, qui pour célébrer la fin de sa résidence à la Fondation Royaumont a enregistré à l’orgue Cavaillé-Coll (1864) du réfectoire des moines (5) un disque magnifiquement original (6) en lien avec les origines de l’instrument : un grand orgue de salon, ici associé aux voix, à la harpe et à l’alto – l’orgue de Royaumont n’avait pas été enregistré depuis les quatre premières Symphonies de Widor par Joris Verdin après la restauration de l’instrument et la construction d’un buffet néogothique flambant neuf (Ricercar, RIC 286, 2009) –, Thomas Lacôte vient d’entamer une résidence de trois ans à Royaumont. Après des séances consacrées à la présentation de l’orgue et de sa palette mais aussi à César Franck (7), c’est à une confrontation musique-littérature que l’improvisateur, accompagné de l’auteur et metteur en scène Aleksi Barrière, conviait le public de la Fondation, l’orgue dialoguant avec ou sous-tendant les textes choisis.
Réunis sous l’intitulé Proférations, Marguerite Duras, Paul Claudel et Gherasim Luca (poète d’origine roumaine) étaient au rendez-vous du 31 mars, Georg Büchner, Gilles Deleuze & Félix Guattari, Antonin Artaud et Vincent Van Gogh à celui du 14 avril : Les machines désirantes, cependant que le programme du concert-lecture intermédiaire, le 7 avril, était placé sous le signe d’un conte macabre, Le masque de la Mort Rouge. En guise de préambule, un extrait des Onze poèmes retirés de L’Archangélique de Georges Bataille : « Bande-moi les yeux / J’aime la nuit / Mon cœur est noir », la musique surgissant très progressivement des limbes tout en se glissant sous le texte poétique. L’essentiel de la lecture était consacré au conte Le masque de la Mort Rouge d’Edgar Allan Poe (1842), que Baudelaire traduisit, sobrement et librement illustré par le musicien, notamment la salle aux carreaux écarlates lors d’un bref mais flamboyant développement.
Entre deux sections du texte de Poe et avant le triomphe de la mort, sombre apothéose en guise de final de prime abord glacial et grandiose, Aleksi Barrière inséra Le bal des pendus d’Arthur Rimbaud, autre danse macabre : « … comme des orgues noirs […] Belzébuth, enragé, racle ses violons ! » – insaisissable Méphisto-valse convoquant le Dies irae dans un style d’écriture instrumentale faisant presque songer aux rythmes inexorables du final d’Évocation de Dupré. Nécessairement multiple, Thomas Lacôte n’improvise pas sur un texte d’une teneur aussi spécifique comme il le ferait dans un contexte « libre », l’écart se creusant plus encore en regard de la manière dont il compose sa propre musique – n’en restant pas moins profondément lui-même, souplement adaptable, dans ces trois configurations. Autant de degrés personnels mettant en exergue une approche différenciée de l’expression musicale, ici reflet d’un environnement suggéré, « extérieur » bien qu’intiment assimilé – singulièrement autre que dans l’acte créatif proprement dit. Ce dernier aspect était à l’honneur trois jours plus tard, lors d’un concert de Thomas Ospital à Radio France, avec création d’une commande à Thomas Lacôte : La nuit sera calme, pour percussions et orgue.
Michel Roubinet
Paris, église de la Sainte-Trinité, 17 mars 2019 ; Abbaye de Royaumont, 7 avril 2019
(1) latriniteparis.com/pages/organistes-titulaires/
(2) www.concertclassic.com/article/3-questions-marie-louise-langlais-musicologue-les-memoires-de-charles-tournemire-enfin
(3) www.concertclassic.com/article/les-150-ans-du-cavaille-coll-de-notre-dame-hommage-des-cinq-organistes-et-de-la-maitrise
(4) www.royaumont.com/fr/visite-concert-orgue-lectures-improvisees/presentation
(5) www.royaumont.com/fr/l-orgue-cavaille-coll
(6) harmoniamundi.com/#!/albums/2499
(7) Blog de Thomas Lacôte : phtoggos.wordpress.com/2019/01/27/cesar-franck-a-trois-temps/
Site Internet
Thomas Lacôte
www.thomaslacote.com
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