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Trois questions à Max Emanuel Cencic – « J’aime raconter une histoire »
Vous voilà parisien, après Vienne votre ville natale ?
Max Emanuel CENČIĆ : Oui, je m’y suis installé depuis quelques mois, par amour de la culture française. Je suis d’ailleurs en tête à tête avec mon Bescherelle deux heures par jour. En fait j’ai beaucoup travaillé en France et j’y ai toujours reçu le meilleur accueil. Quant à Versailles, c’est ma seconde maison, je m’y sens chez moi et, en juin, j’y serai fait Chevalier des Arts et Lettres. J’ai beaucoup moins d’engagements en Autriche, et ça n’a plus de sens pour moi d’y vivre. Mon répertoire actuel, le baroque, n’y est pas très aimé, sauf pour de rares exceptions comme Cecilia Bartoli. Les tentatives pour l’y implanter, malgré les essais de quelques grands chefs, n’ont pas vraiment pris.
Que représente pour vous cette incursion dans le baroque napolitain ?
M.E. C. : L’envie m’en est venue avec le succès rencontré par Artaserse, de Leonardo Vinci. Je suis fasciné par l’explosion musicale qui s’est produite pendant les XVIIe et XVIIIe siècles, de Monteverdi à Gluck, et les différences entre les écoles excitent mon intérêt : ainsi tandis que les Vénitiens mélangent burlesque et tragédie, les Napolitains ont développé les grands airs, qui sont véritablement l’invention d’Alessandro Scarlatti, tandis que Leonardo Leo et Nicola Porpora sont beaucoup plus haendéliens.
Avec une équipe de musicologues italiens, j’ai choisi plusieurs airs de Leo, Porpora, Scarlatti, Pergolese, dont plusieurs sont donnés en première mondiale, outre un concerto pour clavecin de Domenico Auletta (2), qui vécut trente ans au XVIIIe siècle. Je suis toujours frappé par l’importance de la musique dans la vie d’alors : ainsi Artaserse, sur le livret de Métastase, a été mis en musique par une soixantaine de compositeurs différents ! La musique faisait partie du cérémonial de l’Etat, et l’excentricité était de mise chez les souverains. Leurs écarts n’auraient jamais été possibles au XIXe et XXe siècles. Les derniers furent Louis II de Bavière et les tsars, et cela leur a coûté très cher !
Pour le répertoire napolitain, je n’ai pas eu de travail technique particulier à effectuer, je me suis juste adapté aux changements de style. Une attitude à laquelle je suis tellement habitué depuis mes débuts, alors que je baignais dans la musique romantique allemande et que je chantais le Schwanengesang de Schubert. Ca m’était tout naturel. Mais le monde de la musique classique est conservateur ! Il n’aime pas entendre un contreténor dans du Donizetti et ne veut pas qu’on brouille les pistes. Heureusement, je n’ai rien à prouver. Mais si on me demande de chanter des opéras du XIXe siècle, comme on le fait en Turquie, je serai ravi.
Outre cette tournée, que préparez vous ?
M.E. C. : Ce premier trimestre 2016 est trépidant. Outre les concerts consacrés aux Arie Napoletane, je commence à travailler sur Arminio de Haendel, pour le Theater an der Wien, en avril, avant Aix-en-Provence et Paris plus tard. J’y chanterai le rôle-titre et j’en ferai la mise en scène. Ce sera ma deuxième. Je reprendrai aussi ma mise en scène de Siroe de Hasse à l’Opéra de Dubaï. Ces aventures me passionnent, car j’aime raconter une histoire, et j’en choisis le cadre en fonction de la véracité du récit. Ainsi, pour Siroe, c’est l’histoire qui m’a inspiré ce style et ce décor flamboyant, presque kitsch. Arminio sera tout à fait différent puisque je le situe sous la Révolution française. Le conflit entre Romains et Germains ressemble à la situation des princes et petits Etats lors de l’invasion de l’Allemagne par Napoléon. C’est aussi une terrible tragédie familiale. Quand l’histoire est véridique, je suis d’accord pour faire une mise en scène très proche de l’époque évoquée. Quand tout est inventé, comme dans Arminio, qui n’est que brièvement mentionné dans les récits latins, cela ne me paraît pas nécessaire.
En fait, pour les costumes et l’ambiance, je me suis inspiré du très violent film de Milos Forman, Les Fantômes de Goya qui raconte une histoire horrible d’humains coincés entre la République et la Monarchie. Incontestablement, je subis plus les influences du monde du film que de celui du théâtre, ce qui est le fait de ma génération. Il est vrai que la scène est un milieu difficile car les moyens techniques y sont primaires. Mais surtout, je tiens à ce que les chanteurs comprennent ce qu’ils font sur la scène, et n’aient pas à se contenter d’une mise en place. Souvent les metteurs en scène ne connaissent rien à la musique, ne communiquent pas vraiment avec eux. Moi je suis plus invasif, car je demande des choses très spécifiques, mais c’est compliqué, et cela crée des conflits avec le chef d’orchestre. Peu importe, il faut s’en donner les moyens. L’exemple qui m’inspire vient du haut, c’est Karajan, qui ne craignait pas d’engager des solistes insupportables, s’ils lui paraissaient nécessaires. Il comprenait qu’il lui fallait plusieurs grandes pointures autour de lui pour donner plus de puissance à son propre génie. Il faut travailler avec des gens de talent. Mais avant tout, mon credo est que la musique doit suivre la mise en scène pour obtenir une vraie cohérence scénique. Il faut que les choses soient compréhensibles.
Propos recueillis par Jacqueline Thuilleux, le 27 octobre 2015
(2) Domenico Auletta (1723-1753)
Max Emanuel Cenčić, Il Pomo d’Oro, dir. Maxim Emelyanychev
Œuvres de Scarlatti, Popora, Vinci, Halle, Leo, Auletta, Porpora
20 janvier 2016 – 20h
Paris – Théâtre des Champs-Elysées
www.concertclassic.com/concert/airs-napolitains
22 janvier 2016 – 20h
Lyon – Chapelle de la Trinité
www.concertclassic.com/concert/airs-napolitains
Photo © Anne Hoffmann
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